2.2.2 Examen d'une objection au titre de l'article 53a) CBE
La question des bonnes mœurs et de l'ordre public a été soulevée dans la décision T 356/93 (JO 1995, 545), à propos de plantes. L'invention avait pour objet des plantes et des semences résistantes à une catégorie d'herbicides, de sorte qu'elles pouvaient être sélectivement protégées contre les mauvaises herbes et les maladies cryptogamiques. Cela était réalisé en intégrant de façon stable dans le génome des plantes un ADN hétérologue codant pour une protéine capable de neutraliser ou d'inactiver les herbicides. Il a été fait opposition au brevet au titre de l'art. 53a) CBE 1973, en particulier au motif que la mise en œuvre de l'invention risquait de nuire gravement à l'environnement.
La chambre a considéré que la notion de bonnes mœurs est fondée sur la conviction selon laquelle certains comportements sont conformes à la morale et acceptables, tandis que d'autres ne le sont pas, eu égard à l'ensemble des normes acceptées et profondément ancrées dans une culture donnée. Aux fins de la CBE, la culture en question est la culture inhérente à la société et à la civilisation européennes. En conséquence, les inventions dont la mise en œuvre n'est pas conforme aux normes de conduite conventionnelles adoptées dans cette culture doivent être exclues de la brevetabilité, car elles sont contraires aux bonnes mœurs.
La chambre a constaté qu'aucune des revendications n'avait pour objet une utilisation impropre ou ayant des effets destructeurs des techniques de biotechnologie végétale, puisque les revendications portaient sur des activités (production de plantes et de semences, protection des plantes contre les mauvaises herbes ou les maladies cryptogamiques) et sur des produits (cellules de plantes, plantes, semences) qui ne sauraient en soi être considérées comme inacceptables au regard des normes de conduite conventionnelles adoptées dans la culture européenne. La biotechnologie végétale ne saurait en soi être considérée comme davantage contraire aux bonnes mœurs que les méthodes de sélection traditionnelles.
Dans la décision T 315/03, la chambre a estimé que lorsque l'on examine une objection au titre de l'art. 53a) CBE 1973, il n'existe pas de définition unique des bonnes mœurs fondée par exemple sur des principes économiques ou religieux qui constituerait une norme admise dans la culture européenne. Les preuves fondées sur des sondages d'opinion présentent une valeur très limitée pour les raisons indiquées dans la décision T 356/93 (JO 1995, 545), dans laquelle de nombreux inconvénients ont été identifiés, allant du nombre et du type de questions posées au cours d'un sondage jusqu'à la manière d'interpréter les résultats obtenus, en passant par la taille et la représentativité de l'échantillon de la population sondée.
Dans la décision T 356/93, la chambre a défini la notion d'ordre public comme couvrant la protection de l'intérêt public et de l'intégrité physique des individus en tant que membres de la société. Cette notion englobe également la protection de l'environnement. Par conséquent, les inventions dont la mise en œuvre risque de nuire gravement à l'environnement doivent être exclues de la brevetabilité, car elles sont contraires à l'ordre public. Cependant, toute décision à cet égard présuppose que la menace pesant sur l'environnement ait été suffisamment prouvée au moment où cette décision est prise par l'OEB.
En l'espèce, la chambre a estimé que même si les documents produits par le requérant (opposant) fournissaient des preuves fondamentales sur les dangers possibles de l'application à des plantes des techniques du génie génétique, ils ne permettaient pas de conclure avec certitude que la mise en œuvre de l'un des objets revendiqués nuirait gravement à l'environnement.
Voir également la décision T 475/01 en ce qui concerne la question de savoir si une invention relative à des plantes génétiquement modifiées, résistantes à des herbicides, est compatible avec l'art. 53a) CBE 1973.
Dans l'affaire T 866/01, l'invention portait sur des compositions euthanasiques utilisées pour provoquer la mort par compassion chez des "animaux inférieurs". Le titulaire du brevet a fait valoir que l'utilisation prévue de l'enseignement de l'invention selon le brevet ("bestimmungsgemäßer Gebrauch der erfindungsgemäßen Lehre") portait sur l'usage de la composition revendiquée pour l'euthanasie active d'animaux inférieurs et que cette utilisation particulière visée ne contrevenait pas à l'ordre public ni aux bonnes mœurs. Selon le titulaire du brevet, pour élever une objection au titre des art. 100a) CBE et art. 53a) CBE, il ne suffisait pas que l'invention puisse également être exploitée d'une manière qui contrevienne à l'ordre public ou aux bonnes mœurs. La chambre a fait observer qu'il n'avait pas été prouvé que l'euthanasie d'animaux inférieurs dans les conditions particulières décrites dans la demande contournerait des règles constitutionnelles d'ordre éthique ou d'autres règles. La chambre a donc jugé que dans les circonstances de la présente affaire, l'art. 53a) CBE ne fournissait aucune base juridique pour refuser la protection absolue de substance pour la composition revendiquée proprement dite, au motif que, à l'exception de l'utilisation ou exploitation envisagée, une ou plusieurs, voire l'ensemble des autres exploitations ou utilisations imaginables de la composition revendiquée (entrant dans le champ de la protection) seraient, ou pourraient être, considérées comme une violation des principes de l'ordre public ou des bonnes mœurs, même si pareille exploitation imaginable pouvait éventuellement constituer une grave violation du principe de l'ordre public, par exemple une infraction pénale, notamment le fait de tuer des êtres humains. La chambre a relevé que la simple possibilité d'une utilisation abusive de l'invention ne suffisait pas à refuser la protection par brevet en vertu de l'art. 53a) CBE.
- T 2510/18
Résumé
Dans l'affaire T 2510/18, il s'agissait de déterminer si une invention dérivée de recherches sur des remèdes traditionnels dans des conditions alléguées de tromperie et d'abus de confiance à l‘égard de populations autochtones allait contre les bonnes mœurs et l'ordre public. Le brevet en cause avait pour objet une molécule, la Simalikalactone E (SkE), qui peut être extraite de la plante Quassia amara, ainsi que son utilisation comme médicament dans la prévention et le traitement du paludisme. Il a été reconnu dans le brevet que la plante Quassia amara avait été utilisée en médecine traditionnelle contre les fièvres et le paludisme dans tout le nord-ouest de l'Amazonie et jusqu'en Amérique centrale. L'intimé (titulaire du brevet) a identifié et isolé la SkE en utilisant un procédé spécifique à partir de feuilles (matures séchées) de Quassia amara. Cette molécule s'est avérée active contre le paludisme.
Les requérants soutenaient que l'exploitation commerciale de l'invention revendiquée était contraire aux bonnes mœurs et à l'ordre public selon l'art. 53a) CBE, dans la mesure où elle n'était pas conforme à la morale ni à l'ensemble des normes acceptées et profondément ancrées dans la culture européenne. Ces normes concernent celles qui encadrent la recherche avec les communautés autochtones et locales ainsi que l'utilisation de leurs savoirs traditionnels. Il n'était pas contesté qu'au début des années 2000, l'intimé a mené des recherches sur les remèdes traditionnels antipaludiques auprès des populations de la Guyane française. Les chercheurs ont étudié ces remèdes traditionnels et ont par la suite concentré leurs efforts sur l'étude de la plante Quassia amara. Les chercheurs sont ainsi parvenus à l'identification d'une molécule antipaludique, la SkE.
Selon les requérants, les comportements contraires aux normes acceptées, notamment celles qui encadrent la recherche avec les communautés autochtones ainsi que l'utilisation de leurs savoirs traditionnels, constituaient une tromperie à l'égard des communautés autochtones et locales et un abus de leur confiance pour le développement de l'invention en cause. En effet, c'était grâce à l'apport des savoirs traditionnels que les chercheurs de l'intimé sont parvenus à identifier la molécule SkE. Néanmoins, les membres des communautés autochtones contactés par l'intimé n'ont pas été informés de manière complète et transparente de la nature du projet de recherche, de ses objectifs, du dépôt du brevet, et d'autres risques et avantages du projet pour les membres des communautés et leurs savoirs. Pour les requérants, "l'invention" comprenait les étapes préalables au développement de l'invention et requises pour son exploitation, à savoir la manière dont la SkE avait été découverte par l'intimé. Donc, le comportement de l'intimé pendant le développement de l'invention (tromperie et abus de confiance, etc) était lié à l'exploitation commerciale de l'invention. Il fallait alors examiner ce comportement pour le respect des bonnes mœurs et de l'ordre public dans le cas d'espèce de l'invention revendiquée.
La chambre n'a pas partagé cette approche. Comme indiqué par l'intimé, aucune des allégations des requérants ne concernaient l'exploitation commerciale de l'invention, condition préalable pour conclure que l'invention serait exclue en vertu de l'art 53 CBE. Au contraire, l'invention revendiquée dans la requête principale concernait: la molécule SkE (revendication 1), un médicament comprenant la molécule SkE (revendications 2 à 6), et le procédé d'isolement de la SkE selon la revendication 1 à partir des feuilles de Quassia amara (revendications 7 et 8).
Comme l'a fait valoir l'intimé, l'exploitation commerciale de cette molécule, du médicament la comprenant et de son procédé d'isolement n'était pas contraire à la morale, aux bonnes mœurs ou à l'ordre public. Bien au contraire, il y avait un grand besoin de médicaments contre le paludisme, et trouver de nouveaux médicaments antipaludiques était une mission dont le but était de soigner les populations à risques et de sauver des vies. G 2/06 est invoquée sans succès par les requérants; la chambre estime que le développement d'une invention est distinct de son exploitation commerciale une fois qu'elle a été réalisée. Aucune preuve n'a été apportée par les requérants que l'isolement de la molécule SKE et son administration seraient contraires à l'ordre public ou aux bonnes mœurs. La chambre a finalement conclu que le motif tiré de l'art. 53a) CBE ne s'opposait pas au maintien du brevet.