CHAMBRES DE RECOURS
Décision de la Grande Chambre de recours en date du 10 octobre 2023 - Affaires jointes G 1/22 et G 2/22
(Traduction)
Composition de la Chambre :
Président :
C. Josefsson
Membres :
F. Blumer
I. Beckedorf
G. Ambrasaitė-Balynienė
R. van Peursem
A. Ritzka
P. Gryczka
Requérant dans les affaires T 1513/17 et T 2719/19 :
Alexion Pharmaceuticals, Inc.
Décision de saisine :
Décision intermédiaire de la chambre de recours technique 3.3.04 de l'Office européen des brevets, en date du 28 janvier 2022, relative aux affaires jointes T 1513/17 et T 2719/19
Référence :
Compétence de l'Office européen des brevets pour déterminer si une partie est en droit de revendiquer une priorité au titre de l'article 87(1) CBE (droit à la priorité)
Dispositions juridiques pertinentes :
Articles 54, 60, 61, 72, 76, 87, 88, 89, 112(1)a), 118 et 139(2) CBE
Règles 14, 52 et 53 CBE
Conventions internationales :
Articles 4 et 19 de la Convention de Paris
Article 11.3) PCT
Droit des États contractants :
Allemagne
Loi sur les brevets ("Patentgesetz"), § 41
Pays-Bas
Loi sur les brevets, article 9
Mot-clé :
"recevabilité de la saisine"-(oui)
"reformulation des questions soumises"-(oui)
"compétence de l'OEB pour déterminer le droit à la priorité"-(oui)
Décisions citées de juridictions nationales :
Allemagne
Cour fédérale de justice (Bundesgerichtshof)
X ZR 14/17 – Drahtloses Kommunikationsnetz (réseau de communication sans fil)
X ZR 49/12 – Fahrzeugscheibe (vitre de véhicule)
France
Cour de cassation
TGI Valence du 16 février 1962, Ann. 1963, 313
Pays-Bas
Cour d'appel régionale de La Haye (Gerechtshof Den Haag)
Biogen/Genentech c. Celltrion, 30 juillet 2019
Royaume-Uni
Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles, tribunal des brevets (England and Wales High Court, Patents Court)
Edwards c. Cook [2009] EWHC 1304 (Pat)
Accord c. RCT [2017] EWHC 2711 (Ch)
Littérature
G.H.C. Bodenhausen, Guide to the Application of the Paris Convention for the Protection of Intellectual Property, BIRPI, Genève 1968
T. Bremi, A New Approach to Priority Entitlement: Time for Another Resolving EPO Decision, GRUR Int. 2018, 128
J. Druschel / J. Kommer, Die formelle Priorität europäischer Patente - Zu den Fallstricken bei der Inanspruchnahme zehn Jahre nach dem AIA, GRUR 2022, 353
L. Maibaum, Die rechtsgeschäftliche Übertragung des Prioritätsrechts bei europäischen Patenten, Hürth 2021
R. Moufang in Schulte (éd.), Patentgesetz mit EPÜ, 11e éd., Hürth 2022
B. Schachenmann, Die Methoden der Rechtsfindung der Großen Beschwerdekammer, GRUR Int. 2008, 702
J. Straus, The Right to Priority in Article 4A(1) of the Paris Convention and Article 87(1) of the European Patent Convention, JIPLP 2019, 687
R. Wieczorek, Die Unionspriorität im Patentrecht, Köln / Berlin / Bonn / München 1975
Sommaire :
I. L'Office européen des brevets est compétent pour déterminer si une partie est en droit de revendiquer une priorité au titre de l'article 87(1) CBE.
Il existe une présomption réfragable en vertu du droit autonome de la CBE selon laquelle un demandeur qui se prévaut d'une priorité conformément à l'article 88(1) CBE et aux dispositions correspondantes du règlement d'exécution de la CBE est en droit de revendiquer cette priorité.
II. Cette présomption réfragable s'applique également dans le cas où la demande de brevet européen est issue d'une demande PCT et/ou dans le cas où le ou les demandeurs ayant déposé la demande dont la priorité est revendiquée diffèrent du ou des demandeurs ayant déposé la demande ultérieure.
Dans le cas où une partie A et une partie B déposent conjointement une demande PCT i) dans laquelle la partie A est indiquée pour un ou plusieurs États désignés et la partie B est indiquée pour un ou plusieurs autres États désignés, et ii) qui revendique la priorité d'une demande de brevet antérieure dans laquelle la partie A est indiquée comme demandeur, le dépôt conjoint implique un accord entre les parties A et B qui permet à la partie B d'invoquer la priorité, à moins qu'il n'existe des indications factuelles substantielles du contraire.
EXPOSÉ DES FAITS ET CONCLUSIONS
Questions soumises
Le brevet et la procédure d'opposition à l'origine du recours T 1513/17
La demande de brevet et la procédure d'examen à l'origine du recours T 2719/19
Procédure de recours et décision de saisine
Procédure devant la Grande Chambre de recours
Résumé des positions des parties prenantes
MOTIFS DE LA DÉCISION
Dispositions de la CBE sur la priorité
Interprétation et portée des questions soumises
Question I
Question II
Recevabilité de la saisine
Conditions de recevabilité
Question I – Compétence de l'OEB
Question II – Validité de la priorité en l'espèce
Le "droit de priorité" et sa cession en vertu de l'article 87 CBE
Finalité des droits de priorité
Jurisprudence de l'OEB au titre de l'article 87 CBE
Compétence de l'OEB
Application du droit national pour déterminer l'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE
Considérations autonomes examinées lors de la détermination de l'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE
Jurisprudence nationale au titre de l'article 87 CBE
Transfert des différents droits au demandeur ultérieur qui revendique la priorité
Compétence et droit applicable en matière de transfert des différents droits invoqués par le demandeur ultérieur
Propriété de la demande ultérieure
Droit de revendiquer la date de priorité pour la demande ultérieure
Considérations nationales et autonomes relatives à l'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE
Droit à la priorité et transmission contractuelle déterminés en vertu des droits nationaux / par les juridictions nationales
Conséquences pour la détermination autonome des transferts de droits de priorité
Présomption réfragable du droit de revendiquer la priorité
Arguments spécifiques présentés au cours de la procédure de saisine dans le cadre de la question I
Sécurité juridique et situation juridique uniforme dans les États contractants désignés
Intérêt des tiers à contester le droit à la priorité
Droit à la priorité dans le cadre des demandes PCT
L'"approche des codemandeurs PCT"
Le concept d'accord implicite
Conséquences pour les questions soumises
Question I – Compétence de l'OEB pour déterminer le droit à la priorité
Question II – Droit à la priorité dans le cas dont la traite la question II
DISPOSITIF
EXPOSÉ DES FAITS ET CONCLUSIONS
Questions soumises
1. Par décision intermédiaire en date du 28 janvier 2022 rendue dans la procédure commune T 1513/17 et T 2719/19 (ci-après dénommée la "décision de saisine", publiée au JO OEB 2022, A92), la chambre de recours technique 3.3.04 (ci-après dénommée la "chambre à l'origine de la saisine"), en application de l'article 112(1)a) CBE, a soumis à la Grande Chambre de recours (ci-après dénommée la "Grande Chambre") les questions de droit suivantes (ci-après dénommées les "questions soumises") pour décision :
I. La CBE donne-t-elle compétence à l'OEB pour déterminer si une partie se prévaut valablement de la qualité d'ayant cause au sens de l'article 87(1)b) CBE ?
II. S'il est répondu par l'affirmative à la question I,
une partie B peut-elle valablement se fonder sur le droit de priorité revendiqué dans une demande PCT afin de revendiquer des droits de priorité en vertu de l'article 87(1) CBE
lorsque,
(1) dans une demande PCT, la partie A est indiquée comme demandeur pour les États-Unis uniquement et la partie B comme demandeur pour d'autres États désignés, y compris en vue d'obtenir une protection régionale par brevet européen, et
(2) cette demande PCT revendique la priorité d'une demande de brevet antérieure dans laquelle la partie A est indiquée comme demandeur, et
(3) la priorité revendiquée dans la demande PCT est conforme à l'article 4 de la Convention de Paris ?
Le brevet et la procédure d'opposition à l'origine du recours T 1513/17
2. La demande de brevet européen n° 05 779 924.9, publiée en tant que demande internationale WO 2005/110481 dont la date de dépôt est le 16 mai 2005 (ci-après dénommée "la demande PCT"), revendique la priorité de la demande de brevet provisoire US n° 60/571,444, déposée le 14 mai 2004 (ci-après dénommée la "demande dont la priorité est revendiquée"). La demande dont la priorité est revendiquée a été déposée au nom de R.P. Rother, H. Wang et Z. Zhong, les inventeurs. La demande PCT indique les trois inventeurs comme inventeurs et comme demandeurs pour les États-Unis d'Amérique (US) uniquement. Pour tous les États désignés à l'exception des États-Unis, elle indique Alexion Pharmaceuticals, Inc. et l'Université Western Ontario comme demandeurs. Le brevet européen n° 1 755 674 (le "brevet litigieux") a été délivré sur la base de la demande 05 779 924.9 le 19 novembre 2014. L'Université Western Ontario ayant cédé son droit sur la demande de brevet à Alexion Pharmaceuticals, Inc. en 2007, le brevet litigieux désigne cette dernière comme seul titulaire du brevet (le "titulaire du brevet", ultérieurement le "requérant") et R.P. Rother, H. Wang et Z. Zhong comme inventeurs.
3. Le brevet litigieux a été révoqué à l'issue de la procédure d'opposition engagée par Novartis AG ("opposant 1", ultérieurement "intimé I") et par F. Hoffmann-La Roche AG et Chugai Pharmaceutical Co. Ltd. (conjointement, "opposant 2", ultérieurement "intimé II"). Les motifs d'opposition comprenaient notamment le défaut de nouveauté par rapport à ce qui était divulgué dans les documents D10, D20 et D21, tous publiés après la date de dépôt de la demande dont la priorité est revendiquée, mais avant la date de dépôt du brevet litigieux. La validité de la revendication de priorité a été contestée au motif, entre autres, que les demandeurs, Alexion Pharmaceuticals, Inc. et l'Université Western Ontario, ne seraient ni les demandeurs ni les ayants cause des demandeurs de la demande dont la priorité est revendiquée.
4. Le droit de priorité a été jugé non valable, car seul le droit de priorité de l'un des trois inventeurs avait été cédé au titulaire du brevet. Aucune cession des deux autres inventeurs au titulaire du brevet ou à l'Université Western Ontario n'avait eu lieu avant le dépôt de la demande PCT. En raison du droit de priorité non valable, la division d'opposition a jugé, entre autres, que la revendication 1 de la requête principale n'était pas nouvelle par rapport aux documents D20 et D21.
La demande de brevet et la procédure d'examen à l'origine du recours T 2719/19
5. La demande de brevet européen n° 16 160 321.2 (la "demande litigieuse") a été déposée en tant que demande divisionnaire d'une demande divisionnaire antérieure découlant de la demande EP 05 779 924.9 (la demande relative au brevet litigieux). Sur la base de la même demande PCT que le brevet litigieux, la demande litigieuse revendiquait également la priorité de la demande provisoire US n° 60/571,444, désignée ci-dessus dans le contexte du recours T 1513/17 par le terme de "demande dont la priorité est revendiquée" (ou encore, ci-après, par le terme de "demande prioritaire").
6. Au cours de la procédure d'examen, les mêmes questions concernant la revendication de priorité ont été invoquées que durant la procédure d'opposition pour le brevet litigieux (cf. points 3 et 4 ci-dessus). Les documents D20 et D21 utilisés dans le cadre de la procédure d'opposition concernant le brevet litigieux ont également été invoqués à l'encontre de l'objet de la demande litigieuse. Pour les raisons déjà exposées dans la procédure d'opposition sur laquelle se fonde la décision T 1513/17, la priorité a été jugée non valable. Par conséquent, la demande litigieuse a été rejetée au motif que les publications intercalaires D20 et D21 ont été considérées comme état de la technique destructeur de nouveauté.
Procédure de recours et décision de saisine
7. Alexion Pharmaceuticals, Inc., en tant que demandeur de la demande litigieuse rejetée et titulaire du brevet litigieux révoqué, a formé des recours (recours ex-parte T 2719/19 et recours inter partes T 1513/17) qui ont été attribués à la même chambre de recours. Dans les deux affaires, le requérant a soutenu que le droit de priorité découlant de la demande dont la priorité est revendiquée était valable et que les documents D20 et D21 n'appartenaient donc pas à l'état de la technique.
8. La chambre a cité les parties à une procédure orale le 8 décembre 2021 pour les deux affaires. Lors de l'audience, la chambre a décidé de traiter les deux recours dans le cadre d'une procédure commune, conformément à l'article 10(2) RPCR. Le requérant (dans les deux affaires) et l'intimé II dans l'affaire T 1513/17 ont demandé, entre autres, que des questions relatives au droit de priorité soient soumises à la Grande Chambre. À l'issue de la procédure orale, la présidente a annoncé que la chambre envisageait sérieusement de soumettre à la Grande Chambre des questions liées au droit à la priorité.
9. La décision de saisine a été rendue en tant que décision conjointe dans les affaires T 1513/17 et T 2719/19 le 28 janvier 2022. La chambre a jugé que les deux recours étaient recevables. Il n'a pas été fait droit à la requête du requérant en rectification de la désignation des demandeurs pour tous les États désignés à l'exception des États-Unis dans le formulaire PCT/RO/101 au titre de la règle 139 CBE, ce qui aurait résolu la question du droit à la priorité (points 4 à 9 des motifs).
10. La décision de saisine aborde ensuite le point crucial pour la décision définitive de la chambre dans les deux affaires, à savoir le droit à la priorité au titre de "l'approche des codemandeurs". Comme décrit dans la décision de saisine, "l'approche des codemandeurs" concerne, dans le cas le plus simple, la situation où une partie A est le demandeur de la demande prioritaire et où les parties A et B sont les demandeurs de la demande ultérieure pour laquelle la priorité est revendiquée. Dans cette situation, la partie B peut bénéficier du droit de priorité auquel a droit le codemandeur A ; un transfert distinct du droit de priorité à la partie B n'est pas nécessaire selon cette approche qui a été jugée incontestée dans la décision de saisine (points 15 et 16 des motifs, citant l'affaire T 1933/12).
11. Le requérant soutient que l'approche des codemandeurs devrait non seulement s'appliquer aux demandes de brevet européen déposées par plusieurs demandeurs, mais aussi aux demandes PCT indiquant différents demandeurs pour différents États désignés. Cette approche est désignée dans la décision de saisine par le terme d'"approche des codemandeurs PCT" (point 17 des motifs). Cela signifie que dans une demande PCT dans laquelle les parties A et B sont demandeurs pour différents États désignés, les deux demandeurs peuvent se fonder sur le droit de priorité découlant d'une demande prioritaire qui a été déposée par un seul des demandeurs, sans qu'il doive y avoir eu transfert de droits de priorité de la partie A à la partie B.
12. La décision de saisine a indiqué que l'"approche des codemandeurs PCT" était un concept contesté. Conformément aux requêtes présentées par chacune des parties à la saisine, il a été décidé de soumettre "une question concernant l'approche des codemandeurs PCT" (question II soumise) à la Grande Chambre (point 19 des motifs).
13. Les parties ont estimé par ailleurs que la saisine de la Grande Chambre devait inclure une question concernant la compétence de l'OEB pour statuer sur le droit à la priorité. La chambre à l'origine de la saisine a relevé que la compétence de l'OEB pour statuer sur le droit à la priorité avait été traitée de manière approfondie et défendue dans l'affaire T 844/18, tandis que la position opposée n'avait pas été explicitement adoptée dans des décisions de recours, mais avait été formulée dans certaines notifications de chambres dans des affaires qui avaient finalement été résolues sans que soit clarifiée la question du droit à la priorité. Considérant que la question serait soulevée dans d'autres affaires, la chambre à l'origine de la saisine a également saisi l'occasion de faire trancher la "question de la compétence" de façon définitive (point 26 des motifs ; question I soumise).
Procédure devant la Grande Chambre de recours
14. Conformément à l'article 8 du règlement de procédure de la Grande Chambre de recours (RPGCR), la Grande Chambre a décidé le 21 mars 2022 d'examiner dans le cadre d'une procédure commune les questions de droit que lui a soumises la chambre dans les affaires T 1513/17 (G 1/22) et T 2719/19 (G 2/22).
15. En mars 2022, la Grande Chambre a publié une communication concernant les procédures G 1/22 et G 2/22 (JO OEB 2022, A36), dans laquelle elle a invité les tiers à présenter des observations écrites conformément à l'article 10 RPGCR avant le 29 juillet 2022. Treize amici curiae ont répondu à cette invitation (leurs observations sont publiées sur le site Internet de la Grande Chambre à l'adresse suivante : epo.org/fr/case-law-appeals/organisation/eba) :
(1) Maiwald
(2) Vossius & Partner
(3) Nokia Technologies Oy (représentée par Cohausz & Florack)
(4) George W. Schlich
(5) Boehringer Ingelheim
(6) The Broad Institute, Inc. (représenté par Bird & Bird / Brinkhof)
(7) Peter de Lange
(8) IP Federation
(9) Grund IP Group
(10) efpia – Fédération européenne des associations de l'industrie pharmaceutique
(11) ipo – Intellectual Property Owners Association
(12) König Szynka Tilmann von Renesse
(13) CIPA – Chartered Institute of Patent Attorneys
16. Les auteurs des observations d'amicus curiae relèvent d'une des catégories suivantes :
i) professionnels indépendants en matière de brevets (principalement des conseils en brevets) et associations de tels professionnels ;
ii) entreprises agissant régulièrement en tant que demandeurs/titulaires de brevet et/ou en tant qu'opposants.
17. De nombreuses observations d'amicus curiae étaient accompagnées de documents préalablement produits lors de différentes procédures de recours dans lesquelles le transfert de priorité était pertinent (des avis d'experts en particulier).
18. Le 22 août 2022, après l'expiration du délai pour présenter des observations d'amicus curiae, le Professeur Joseph Straus a déposé une lettre concernant la saisine. D'autres commentaires ont été présentés par la FICPI dans une lettre en date du 13 octobre 2022 et dans une observation d'amicus curiae complémentaire de M. Peter de Lange en date du 27 janvier 2023.
19. En vue de la préparation de la procédure orale, la Grande Chambre a émis une notification le 21 mars 2023. Sur la base des commentaires reçus dans le cadre de la procédure de saisine, certaines questions formulées pourraient, de l'avis de la Grande Chambre, contribuer à faciliter la discussion sur le fond des questions soumises. Toutes les parties, ainsi que le Président de l'OEB, ont répondu à la notification de la Grande Chambre au plus tard le 5 mai 2023.
20. Au cours de la procédure orale qui s'est tenue le 26 mai 2023, les représentants de chacune des parties ainsi que du Président de l'OEB se sont adressés à la Grande Chambre.
Résumé des positions des parties prenantes
21. Les parties à la saisine, le Président de l'OEB ainsi que la majorité des amici curiae ont estimé que la saisine devrait être recevable. Certaines observations d'amicus curiae (Vossius & Partner, G.W. Schlich, Grund IP Group) ont mis en cause la recevabilité de la question I, principalement parce qu'ils ne voyaient pas la nécessité d'assurer une application uniforme du droit, la jurisprudence étant selon eux constante et cohérente. Suite à l'avis provisoire donné par la Grande Chambre dans sa notification du 21 mars 2023, selon lequel la saisine devrait être admise, ni les parties ni le Président de l'OEB n'ont souhaité aborder la question de la recevabilité pendant la procédure orale.
22. Sur le fond de la question I, les avis étaient partagés. Alors que le requérant, l'intimé II et le Président de l'OEB se sont exprimés en faveur d'une réponse affirmative, l'intimé I – bien que se trouvant dans la même situation procédurale que l'intimé II – a clairement indiqué que la CBE ne conférait pas de compétence à l'OEB pour déterminer si une partie se prévaut valablement de la qualité d'ayant cause au sens de l'article 87(1) CBE. Parmi les observations d'amicus curiae, environ la moitié a plaidé pour une réponse positive tandis que l'autre moitié a soutenu une réponse négative.
23. Les parties prenantes en faveur de la compétence de l'OEB ont principalement fait valoir i) des arguments fondés sur la sécurité juridique et l'uniformité dans l'ensemble des États contractants et ii) que le droit à la priorité concernait une exigence de brevetabilité et que la CBE ne prévoyait aucune exception à sa compétence dans ce contexte. Le point de vue opposé était principalement fondé sur l'argument selon lequel la CBE ne contenait pas les règles de conflit de lois nécessaires pour déterminer le droit national pertinent en matière de transfert. Il a également été soutenu, entre autres, que la détermination de la qualité d'ayant cause qui n'a jamais été contestée par l'une quelconque des parties liées au transfert ne revêt aucun intérêt pour le public ou les tiers, et que déterminer le droit à la priorité revenait à déterminer le droit au brevet, ou à procéder à une évaluation similaire, ce qui était interdit selon l'article 60(3) CBE.
24. La quasi-totalité des parties prenantes ayant adopté le point de vue selon lequel la question II appelait une réponse de la Grande Chambre se sont exprimées en faveur d'une réponse positive. Leurs arguments étaient principalement fondés sur la finalité du système de priorité, à savoir faciliter la protection internationale des brevets. Dans ce contexte, l'"approche des codemandeurs PCT" a été largement soutenue, au même titre que d'autres argumentations telles que le concept du "transfert implicite" de droits de priorité. L'accent a davantage été mis sur une détermination bienveillante du droit à la priorité du demandeur que sur des considérations juridiques spécifiques. Par exemple, dans son observation d'amicus curiae (point 2.19), le CIPA a écrit qu'il était "d'avis qu'il serait bénéfique pour les demandeurs et les titulaires qu'une approche conciliante soit adoptée par l'OEB lors de l'examen du droit à la priorité."
MOTIFS DE LA DÉCISION
Dispositions de la CBE sur la priorité
25. Les articles 87 à 89 CBE forment le chapitre II (intitulé "Priorité") de la troisième partie de la CBE. Ils constituent une réglementation complète et autonome du droit de revendication d'une priorité pour une demande de brevet européen (G 1/15, JO OEB 2017, A82, point 5.2.3 des motifs ; J 15/80, JO OEB 1981, 213, point I du sommaire). Étant donné que, aux termes de son préambule, la CBE constitue un arrangement particulier au sens de l'article 19 de la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle ("Convention de Paris"), le législateur de la CBE n'avait pas l'intention de contrevenir aux principes fondamentaux énoncés en matière de priorité dans la Convention de Paris (cf. avis G 3/93, JO OEB 1995, 18, point 4 des motifs ; G 2/98, JO OEB 2001, 413, point 3 des motifs).
26. L'article 87 ainsi que l'article 88(2), (3) et (4) CBE portent sur les conditions matérielles dans lesquelles des droits de priorité peuvent découler d'une demande antérieure. L'article 88(1) CBE concerne les conditions en matière de procédure que doit remplir un demandeur souhaitant se prévaloir de la priorité d'une demande antérieure, à savoir le dépôt d'une déclaration de priorité et d'autres documents auprès de l'OEB. Ces conditions de procédure sont précisées dans le règlement d'exécution (règles 52 à 54 CBE). L'article 89 CBE prévoit l'effet d'un droit de priorité, c'est-à-dire que la date de priorité est considérée comme la date de dépôt de la demande de brevet européen aux fins de la délimitation de l'état de la technique selon l'article 54(2) et (3) CBE. En d'autres termes, le droit de priorité autorise l'exclusion de tout ce qui est entré dans l'état de la technique entre la date de priorité et la date de dépôt (souvent désigné par le terme d'"état de la technique intercalaire"), aux fins de l'évaluation de la brevetabilité.
27. L'article 87(1) CBE prévoit que "[c]elui qui a régulièrement déposé, dans ou pour a) un État partie à la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle ou b) un membre de l'Organisation mondiale du commerce, une demande de brevet d'invention, de modèle d'utilité ou de certificat d'utilité, ou son ayant cause, jouit, pour effectuer le dépôt d'une demande de brevet européen pour la même invention, d'un droit de priorité pendant un délai de douze mois à compter de la date de dépôt de la première demande" (mise en valeur ajoutée). L'article 87(1) a été modifié dans le contexte de la CBE 2000, entre autres, par l'introduction de la référence aux demandes déposées dans un membre de l'Organisation mondiale du commerce, afin que cet article soit aligné sur l'Accord sur les ADPIC (point b) de l'article 87(1) CBE, voir Édition spéciale n° 4/2007 du JO OEB, p. 98).
28. Le critère de "même invention" de l'article 87(1) CBE (souvent désigné par les termes de "priorité matérielle" ou de "validité de la priorité du point de vue matériel") est une question qui se pose régulièrement dans les procédures d'examen et d'opposition, et a été à l'origine de deux saisines de la Grande Chambre : G 2/98 (JO OEB 2001, 413) et G 1/15 (JO OEB 2017, A82). La présente saisine porte sur la question de savoir si le demandeur de la demande ultérieure a le droit de revendiquer la priorité de la demande antérieure, en particulier en tant qu'ayant cause du demandeur de la demande prioritaire (souvent désigné par les termes de "priorité formelle" ou de "validité formelle de la priorité" ; concernant la terminologie, voir par exemple les observations du Président de l'OEB du 8 juillet 2022, note de bas de page 1).
29. Afin d'assurer une cohérence avec la décision de saisine et la jurisprudence actuelle (par exemple T 844/18), la demande fondant la priorité ("première demande" à l'article 87(1) CBE, "dépôt antérieur" à l'article 88(1) CBE) sera désignée ci-après par le terme de "demande dont la priorité est revendiquée" (ou encore, à titre de synonyme, de "demande prioritaire"). Tout dépôt revendiquant la priorité d'une telle demande sera désigné par le terme de "demande ultérieure". En conséquence, les demandeurs seront respectivement dénommés "demandeur de la demande ultérieure" et "demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée" (ou encore "demandeur de la demande prioritaire").
30. L'article 4A(1) de la Convention de Paris dispose que "[c]elui qui aura régulièrement fait le dépôt d'une demande de brevet d'invention, d'un modèle d'utilité, d'un dessin ou modèle industriel, d'une marque de fabrique ou de commerce, dans l'un des pays de l'Union, ou son ayant cause, jouira, pour effectuer le dépôt dans les autres pays, d'un droit de priorité pendant les délais déterminés ci-après." (mise en valeur ajoutée). Le droit à la priorité a été étendu à l'ayant cause (c'est-à-dire le second passage souligné dans la citation ci-dessus) par la Conférence de Washington en 1911 (Bodenhausen, Paris Convention for the Protection of Industrial Property, Genève 1968, p. 37). Concernant la définition des parties ayant le droit de revendiquer la priorité d'une demande de brevet antérieure ("celui qui aura régulièrement fait le dépôt d'une demande (…) ou son ayant cause"), les dispositions de l'article 4A(1) de la Convention de Paris et de l'article 87(1) CBE sont identiques sur le fond.
Interprétation et portée des questions soumises
Question I
31. La question I ("La CBE donne-t-elle compétence à l'OEB pour déterminer si une partie se prévaut valablement de la qualité d'ayant cause au sens de l'article 87(1)b) CBE ?") fait référence à l'article 87(1)b) CBE uniquement, qui mentionne des dépôts donnant naissance au droit de priorité dans ou pour les membres de l'Organisation mondiale du commerce. L'article 87(1)a) CBE se rapporte quant à lui aux dépôts donnant naissance au droit de priorité dans ou pour les États parties à la Convention de Paris. Le passage concernant l'"ayant cause" à l'article 87(1) CBE n'est pas spécifique à l'un des groupes d'États cités à l'article 87(1)a) et b) CBE. Ces groupes se chevauchent en grande partie et les questions juridiques sont les mêmes pour les deux groupes. De plus, il s'agit dans la question II de "revendiquer des droits de priorité en vertu de l'article 87(1) CBE". La Grande Chambre part donc du principe que la référence à l'alinéa b) de l'article 87(1) CBE dans la question I n'est pas pertinente.
32. Le libellé de la question I relative à la compétence de l'OEB est clair en ce qu'il porte sur la compétence de l'OEB (c'est-à-dire des divisions d'examen et d'opposition ainsi que des chambres de recours) pour déterminer le droit de la partie qui dépose la demande ultérieure de revendiquer la priorité.
33. Il peut également y avoir des incertitudes quant au droit de revendiquer la priorité au titre de l'article 87(1) CBE dans les cas où ce qui est contesté est non pas la transmission du droit, mais l'identité de la personne qui a déposé la demande dont la priorité est revendiquée. Dans l'affaire T 844/18, concernant un cas où quatre inventeurs étaient déposants de la demande dont la priorité était revendiquée et où seuls trois d'entre eux avaient déposé la demande européenne ultérieure et revendiqué la priorité, la chambre a estimé que la qualité d'ayant cause ne posait pas problème (cf. point 21 des motifs). Dans les motifs (points 9 et 23) de la décision T 844/18, il est fait référence à la compétence pour établir "qui a droit à la priorité" (points 9 et 23 des motifs). L'examen de la compétence de l'OEB dans l'affaire T 844/18 vise par conséquent à déterminer à la fois la personne qui a déposé la demande dont la priorité est revendiquée et son ayant cause. À l'instar des faits à la base de la décision T 844/18, une personne morale composée d'une pluralité de personnes ou d'entités (par exemple un partenariat) peut être le demandeur d'une demande prioritaire, et la même personne morale dont la composition ou les membres ont changé peut revendiquer la priorité de cette demande. Dans de tels cas, il peut être difficile de distinguer entre le fait de déterminer s'il s'agit de la même personne morale et le fait de déterminer l'ayant cause.
34. Afin de couvrir tous les cas où le droit d'un demandeur de revendiquer la priorité est pertinent dans le cadre de procédures devant l'OEB, la question I est reformulée comme suit : "L'OEB est-il compétent pour déterminer si une partie est en droit de revendiquer une priorité au titre de l'article 87(1) CBE?". Comme expliqué dans la notification de la Grande Chambre du 21 mars 2023, la question I fait référence à la compétence de l'OEB pour déterminer le droit de revendiquer la priorité pour la demande ultérieure et elle englobe tous les cas où le demandeur revendiquant la priorité pour sa demande ultérieure et le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée ne sont pas clairement une seule et même personne.
35. Comme cela est souligné depuis longtemps dans les discussions sur le droit à la priorité, la question du droit ne se pose pas seulement au regard d'un brevet ou d'une demande de brevet examiné ou contesté dans le cadre d'une procédure devant l'OEB. La question se pose également en ce qui concerne l'état de la technique, à savoir les documents de brevet constituant l'état de la technique au sens de l'article 54(3) CBE et s'appuyant sur une date de priorité antérieure à la date effective de la demande de brevet européen ou du brevet européen en cause (cf. par exemple décisions T 493/06, points 1 à 11 des motifs ; T 382/07, point 9 des motifs). La question I est considérée comme couvrant les deux cas, à savoir que l'objection selon laquelle un demandeur n'était pas en droit de revendiquer la priorité peut être soulevée aussi bien par un opposant (si la question de la priorité concerne le brevet frappé d'opposition) que par un titulaire de brevet (si la question de la priorité concerne un document de l'état de la technique).
Question II
36. La question II est comprise en ce sens qu'elle concerne une procédure devant toute instance ou tout département de l'OEB où se présente le cas décrit à la question II. Selon la décision de saisine, il ne doit être répondu à cette question que "[s]'il est répondu par l'affirmative à la question I".
37. La question porte sur un cas spécifique où une partie, généralement l'inventeur ou les inventeurs, dépose une demande prioritaire américaine (y compris sous la forme d'une demande provisoire), qui est ensuite utilisée comme demande dont la priorité est revendiquée pour une demande PCT ultérieure désignant une partie (généralement toujours l'inventeur ou les inventeurs) pour les États-Unis uniquement et une autre partie (généralement l'employeur de l'inventeur ou des inventeurs) pour la protection régionale par brevet européen. Avant l'entrée en vigueur de la loi "America Invents Act" (AIA) de 2011, seuls l'inventeur ou les inventeurs pouvaient être demandeurs d'une demande de brevet américain (cf. par exemple Druschel/Kommer, Die formelle Priorität europäischer Patente, GRUR 2022, 353). Conformément au droit applicable à l'époque, ce sont les inventeurs qui ont dû déposer (en 2004) la demande prioritaire en question dans la présente saisine.
38. Comme le suggère la décision de saisine (cf. point 43 des motifs), le libellé de la question II traite des faits à l'origine de la saisine et de l'"approche des codemandeurs PCT" (cf. point 11 ci-dessus) de manière générale, mais il ne doit pas être interprété comme se limitant également à des circonstances factuelles spécifiques (par exemple, à un certain nombre de parties).
39. Comme indiqué dans la décision de saisine (point 18 des motifs), il convient d'éviter une confusion entre l'"approche des codemandeurs PCT" mentionnée ci-dessus et l'approche dite de "tous les demandeurs" utilisée, par exemple, dans la décision T 844/18 (point VIII de l'exposé des faits et conclusions). Dans cette affaire, quatre inventeurs étaient déposants de la demande prioritaire et seuls trois d'entre eux avaient déposé la demande PCT ultérieure (englobant la demande européenne) et revendiqué la priorité. La revendication de priorité ne satisfaisait pas à l'exigence selon laquelle tous les demandeurs de la demande prioritaire doivent également être demandeurs de la demande PCT ultérieure pour laquelle la priorité est revendiquée.
40. La décision de saisine résume de manière critique les différentes bases juridiques possibles concernant l'"approche des codemandeurs PCT" (points 28 à 39 des motifs). Toutefois, la chambre à l'origine de la saisine n'a pas limité sa question II à la viabilité de l'"approche des codemandeurs PCT", laissant ainsi ouverte la possibilité de répondre à la question II par l'affirmative sur la base d'un autre raisonnement (par exemple, en reconnaissant que le dépôt conjoint d'une demande PCT est une preuve suffisante de la validité de la revendication de priorité).
41. La référence, à la fin de la question II, à l'article 4 de la Convention de Paris est quant à elle comprise en ce sens qu'elle renvoie à la conformité à toutes les dispositions de l'article 4 de la Convention de Paris, à l'exception du droit à la priorité visé à l'article 4A(1) de la Convention de Paris (cf. point 30 ci-dessus).
42. La décision de saisine traite des règles de conflit de lois applicables au transfert de droits de priorité, observant qu'une question distincte n'était pas nécessaire "car elle fait partie intégrante des questions posées et sera traitée, le cas échéant, dans les considérations de la GCR" (point 37 des motifs).
Recevabilité de la saisine
Conditions de recevabilité
43. Conformément à l'article 112(1)a) CBE, "[a]fin d'assurer une application uniforme du droit ou si une question de droit d'importance fondamentale se pose", une chambre de recours "soit d'office, soit à la requête de l'une des parties, saisit en cours d'instance la Grande Chambre de recours lorsqu'elle estime qu'une décision est nécessaire à ces fins."
44. La Grande Chambre doit examiner les conditions de recevabilité susvisées pour chacune des questions soumises (G 1/19, JO OEB 2021, A77, point 56 des motifs, comportant d'autres références).
Question I – Compétence de l'OEB
45. La Grande Chambre étant d'avis que la question II devrait être admise (cf. ci-dessous points 49 s.), la question I devrait également être admise pour la seule raison que les questions sont liées entre elles dans la mesure où une réponse affirmative à la question I est une condition préalable à l'examen de la question II. Cependant, la question I remplit déjà en soi l'exigence de l'article 112(1) CBE selon laquelle une réponse est nécessaire afin d'assurer une application uniforme du droit ou parce qu'une question de droit d'importance fondamentale se pose.
46. La question du droit de priorité se pose pour toute demande de brevet pour laquelle la priorité d'une demande antérieure est revendiquée ou qui est confrontée à des documents de brevet de l'état de la technique revendiquant une priorité. Lorsque le droit à la priorité est contesté dans une procédure, l'instance de l'OEB qui traite cet aspect doit (au moins implicitement) se prononcer sur la question I. La question – ou une réponse affirmative à celle-ci – peut donc être considérée comme fondamentale pour toute recherche sur le droit à la priorité au titre de l'article 87(1) CBE. La discussion concernant la question I dans la présente procédure de saisine montre que des questions fondamentales de droit sont abordées, telles que l'étendue de la compétence de l'OEB en matière de questions de droit civil ou d'habilitation d'un tiers à contester le bénéfice de droits de priorité auxquels ce tiers ne peut prétendre.
47. Il a été soutenu dans certaines observations d'amicus curiae (Vossius & Partner et Grund IP Group) que la question I ne devait pas être admise, car il n'y avait pas de jurisprudence contradictoire sur la question de la compétence de l'OEB. Cependant, l'existence de décisions divergentes n'est pas une condition de recevabilité d'une saisine si c'est une chambre qui soumet une question à la Grande Chambre (article 112(1)a) CBE). Indépendamment du fait que des décisions sont ou non en contradiction directe avec, par exemple, la décision T 844/18, la compétence de l'OEB concernant le droit à la priorité a été mise en question par des chambres de recours dans plusieurs affaires (cf. décision de saisine, point 26 des motifs), et la question se pose dans plusieurs autres affaires devant différentes chambres. La condition selon laquelle une réponse de l'OEB est nécessaire pour assurer une application uniforme du droit est donc remplie.
48. La Grande Chambre estime que les deux conditions alternatives de l'article 112(1)a) CBE sont remplies (question de droit d'importance fondamentale et nécessité d'assurer une application uniforme du droit). La condition selon laquelle une réponse à la question I est nécessaire pour que la chambre à l'origine de la saisine puisse statuer est remplie, car il est nécessaire de répondre à la question II (point 45 ci-dessus). Pour ces raisons, la question I soumise est recevable.
Question II – Validité de la priorité en l'espèce
49. La question II reflète les faits à l'origine de la décision de saisine (cf. point 38 ci-dessus). Une réponse à la question II est donc nécessaire pour que la chambre à l'origine de la saisine statue sur les deux procédures de recours en instance.
50. Comme décrit ci-dessus (point 37), la question II concerne un cas spécifique lié au droit américain, où la demande de brevet ne pouvait être déposée que par l'inventeur ou les inventeurs. Cette condition n'existe plus. Toutefois, outre les deux affaires à l'origine de la présente saisine, il reste un nombre important d'affaires en instance dans lesquelles le dépôt de la demande a été effectué à un moment où seuls les inventeurs pouvaient demander un brevet américain (cf. par exemple l'affaire T 419/16, dans laquelle une décision intermédiaire a été rendue le 3 février 2022 aux fins de suspendre la procédure de recours jusqu'à ce qu'il soit statué sur la présente saisine). En outre, les inventeurs continuent d'agir en tant que déposants pour les États-Unis uniquement dans les cas où la demande PCT est déposée à la fois pour les États-Unis et en vue de l'obtention d'une protection en Europe au titre de la CBE.
51. Bien que la question se réfère à un cas spécifique, la réponse ne serait pas nécessairement limitée à la viabilité de l'"approche des codemandeurs PCT" et pourrait couvrir d'autres cas où le droit à la priorité du demandeur est contesté. Toutefois, même si la réponse ne couvrait que les cas décrits dans la question II, la question est considérée comme portant sur une question de droit d'importance fondamentale au sens de l'article 112(1) CBE.
52. La Grande Chambre n'a pas connaissance d'une jurisprudence remettant en cause la viabilité de l'"approche des codemandeurs PCT". Il convient toutefois de noter que même la décision de saisine a remis en question les éventuelles bases juridiques de ce concept (points 28 à 33 des motifs). Le fait que différentes bases juridiques sont proposées concernant l'approche des "codemandeurs PCT" montre à lui seul qu'il n'existe pas d'approche uniforme à l'égard de ce concept. En outre, des décisions de juridictions nationales (cf. points 40 et 41 des motifs de la décision de saisine) et diverses observations d'amicus curiae fondent leurs positions en faveur du droit de priorité d'un demandeur sur d'autres arguments que l'"approche des codemandeurs PCT" (cf. point 24 ci-dessus). Dans la perspective de la jurisprudence future, il est souhaitable que non seulement la réponse à la question II, mais aussi le raisonnement à la base de cette réponse soient uniformes.
53. Étant donné qu'une réponse à la question II est nécessaire pour que la chambre à l'origine de la saisine puisse statuer sur les recours en instance, et que, à tout le moins, le critère d'une "question de droit d'importance fondamentale" au titre de l'article 112(1)a) est rempli, la question II est recevable.
Le "droit de priorité" et sa cession en vertu de l'article 87 CBE
Finalité des droits de priorité
54. L'objectif fondamental du droit de priorité est de préserver, pendant une durée limitée, les intérêts des demandeurs de brevet qui tentent d'obtenir une protection internationale de leur invention, modérant ainsi les conséquences négatives du principe de territorialité inscrit dans le droit des brevets (T 15/01, JO OEB 2006, 153, point 32 des motifs, et références à la littérature pertinente). Les dispositions sur la priorité de la Convention de Paris ne sauraient être considérées comme une réglementation d'exception devant être d'interprétation stricte (cf. à cet égard T 998/99, JO OEB 2005, 229, point 3.1 des motifs ; voir également T 1201/14, point 3.2.1.3 des motifs). Au contraire, les règles de la Convention de Paris et le système autonome de priorité de la CBE doivent être interprétés d'une manière garantissant que leur finalité générale susmentionnée est atteinte autant que possible (T 15/01, point 34 des motifs, confirmé dans la décision T 5/05, point 4.4 des motifs ; voir également Straus, The Right to Priority in Article 4A(1) of the Paris Convention and Article 87(1) of the European Patent Convention, JIPLP 2019, 687, 688/689).
55. Pour la personne qui dépose une demande de brevet dans un État visé à l'article 87(1) CBE, le système de priorité se traduit par la possibilité d'opter pour le dépôt d'un ensemble de demandes ultérieures pour la même invention, dans un groupe librement déterminé d'autres territoires où chacune des demandes ultérieures (nationales ou régionales) peut bénéficier de la date de priorité de la première demande. D'une part, le délai de priorité de douze mois permet au demandeur de décider où il y a lieu de demander une protection par brevet. D'autre part, la limitation claire de ce délai offre une sécurité juridique aux tiers, qui ont besoin de connaître les limites géographiques de la protection par brevet à laquelle ils sont susceptibles d'être confrontés.
56. L'effet du droit de priorité (à savoir l'exclusion de l'état de la technique intercalaire ; cf. point 26 ci-dessus) concerne souvent des publications provenant du demandeur à l'origine de la demande dont la priorité est revendiquée, ou de personnes qui sont liées à celui-ci. Le droit de priorité protège donc également un demandeur contre son propre état de la technique intercalaire et lui permet de publier le contenu de la demande prioritaire avant que des demandes ultérieures soient déposées. Cet aspect est particulièrement important dans un système de brevets tel que le système du brevet européen qui, de manière générale, ne prévoit aucun délai de grâce antérieur au dépôt d'une demande de brevet pendant lequel les publications du demandeur ne sont pas opposables.
57. Seuls la demande ultérieure (pour laquelle la priorité est revendiquée) et le demandeur concerné peuvent bénéficier du droit de priorité. Le droit de priorité auquel la demande prioritaire donne naissance n'est pas pertinent pour cette même demande, puisque la date de priorité et la date de dépôt coïncident (et que, par conséquent, il n'y a aucun état de la technique intercalaire).
Jurisprudence de l'OEB au titre de l'article 87 CBE
Compétence de l'OEB
58. Dans la plupart des affaires dans lesquelles les chambres ont dû évaluer si le demandeur d'une demande ultérieure était en droit de revendiquer la priorité au titre de l'article 87(1) CBE, les chambres ont tacitement supposé qu'elles étaient compétentes pour effectuer une telle évaluation. Dans l'affaire T 844/18, dans laquelle cette compétence était contestée, la chambre a confirmé qu'elle était compétente, principalement parce qu'elle ne voyait aucune raison de s'intéresser à trois des exigences relatives à la priorité prévues à l'article 87(1) CBE (où ? / quoi ? / quand ?), mais pas à la première condition (qui ?) (cf. points 11 à 14 des motifs). La chambre a estimé en outre qu'il n'était pas possible d'appliquer l'article 60(3) CBE (c'est-à-dire la présomption selon laquelle le demandeur est habilité à exercer le droit au brevet européen) par analogie au droit de revendiquer une priorité en vertu de l'article 87(1) CBE (point 15 des motifs). Ces opinions exprimées dans la décision T 844/18 ont été confirmées dans la décision T 2431/17 (cf. point 1.5.2 des motifs).
59. Toutefois, des positions divergentes ont été examinées au sein des chambres de recours, comme le montre l'avis provisoire non contraignant de la chambre dans la notification du 14 juin 2017 concernant l'affaire T 239/16 (la question de la priorité n'était pas pertinente pour la décision finale). Le scepticisme est plus répandu en ce qui concerne la compétence de l'OEB pour déterminer le droit à la priorité. En témoignent également les positions défendues dans les observations d'amicus curiae et les positions différentes adoptées par chacun des deux opposants dans la procédure inter partes à l'origine de la présente saisine (cf. point 22 ci-dessus).
60. Il pourrait être conclu à la lumière de la jurisprudence citée par les différentes parties prenantes qu'avant les affaires T 62/05 et T 788/05, le droit à la priorité n'était pas régulièrement remis en cause, ce qui signifierait que la compétence de l'OEB à cet égard ne posait pas de problème dans la plupart des cas. Les décisions antérieures citées dans ce contexte (tout particulièrement la décision T 1008/96) semblent être des cas isolés. Une autre décision antérieure, J 11/95, est même citée comme contre-exemple, puisqu'elle a jugé que l'OEB n'était pas compétent pour statuer sur les actions visant à faire valoir le droit aux demandes de brevets nationaux ou aux droits de priorité qui en découlent (point 4 des motifs). Dans une observation d'amicus curiae (efpia), il a été avancé que c'est à partir de 2010 environ que les attaques relatives à la priorité formelle ont commencé à devenir courantes dans les procédures d'opposition devant l'OEB, et il a été émis l'hypothèse que ce type d'objections a gagné en popularité après que certaines décisions de juridictions nationales au Royaume-Uni ont attiré l'attention des praticiens et parce qu'elles offraient un moyen simple d'invalider les brevets dès lors qu'il existait un état de la technique intercalaire. En réponse à une question posée par la Grande Chambre dans sa notification en date du 21 mars 2023, l'intimé I a fourni, dans sa lettre du 5 mai 2023, des preuves statistiques à l'appui de l'affirmation selon laquelle une "augmentation spectaculaire de la fréquence" des contestations du droit à la priorité est observée depuis 2015.
61. Le droit à la priorité n'ayant été que rarement contesté au cours des premières décennies de l'OEB, il est permis de conclure que la jurisprudence des chambres est en grande partie uniforme (l'a été au moins au cours des dix ou quinze années passées) dans la mesure où l'OEB est considéré comme compétent pour statuer sur la question de savoir qui a le droit de revendiquer la priorité. En ce qui concerne la manière dont l'OEB doit trancher les litiges relatifs au droit à la priorité, la jurisprudence diverge ou s'est peu développée sur de nombreux points.
Application du droit national pour déterminer l'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE
62. Selon la jurisprudence constante, le droit national est applicable à la transmission du droit prévue à l'article 87(1) CBE (cf. par exemple T 1201/14, point 3.1.2 des motifs, et autres références). La CBE ne contient pas de règles de conflit de lois pour la détermination du droit national applicable, à l'exception de la disposition de l'article 60(1) CBE selon laquelle, pour les inventions de salariés, le droit au brevet européen est défini selon le droit de l'État dans lequel l'employé exerce son activité principale ou selon le droit de l'État dans lequel se trouve l'établissement de l'employeur auquel l'employé est attaché. Cette règle s'adresse aux juridictions nationales des États contractants qui examinent les litiges concernant le droit à un brevet européen tel que visé à l'article 61(1) CBE. La CBE ne contient en particulier aucune règle de conflit de lois applicable au transfert de droits d'un demandeur, autre que l'inventeur ou les inventeurs, au(x) successeur(s) de ce demandeur (cf. par exemple T 205/14, point 3.6.5 des motifs ; T 725/14, point 4.3 des motifs ; T 1201/14, point 3.1.2 des motifs).
63. Les règles de conflit de lois pour déterminer l'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE pourraient renvoyer à une série de droits nationaux différents. Dans la décision T 1201/14, les possibilités suivantes ont été énumérées (point 3.1.2 des motifs) :
a) la loi du pays où la première demande a été déposée ("lex originis") ;
b) la loi du pays où la demande ultérieure a été déposée ("lex loci protectionis") ;
c) la loi du pays convenue dans le contrat concerné ("lex loci contractus") ;
d) la loi du pays où au moins une des parties au transfert a sa résidence ("lex domicilii").
64. Chacune de ces options est liée à des questions spécifiques pouvant entraîner de nouvelles incertitudes. Par exemple, la liberté de choisir le droit applicable à un contrat (par exemple un contrat de travail) peut être limitée et les règles en matière de choix du droit en fonction du territoire de la demande dont la priorité est revendiquée ou de celui de la demande ultérieure (options a) et b) ci-dessus) sont difficiles à appliquer lorsque le territoire d'un brevet ne coïncide pas avec le territoire dans lequel le droit pertinent s'applique (en ce qui concerne le territoire des brevets américains, la loi fédérale et le droit des États s'appliquent, le territoire d'un brevet européen englobe une multitude de systèmes juridiques avec des législations différentes). En résumé, les aspects de droit international privé liés à l'article 87(1) CBE peuvent être qualifiés de complexes (cf. Moufang, in Schulte (éd, Patentgesetz mit EPÜ, 11e éd., Hürth 2022, § 41 N 28).
65. À ce jour, la jurisprudence de l'OEB ne fait apparaître aucune préférence nette en faveur d'une règle en matière de choix du droit (cf. Maibaum, Die rechtsgeschäftliche Übertragung des Prioritätsrechts bei europäischen Patenten, Hürth 2021, p. 24-30). Dans plusieurs affaires portées devant les chambres de recours, la qualité d'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE a été déterminée en vertu de différents droits nationaux pour les mêmes circonstances avec le même résultat, de sorte que la chambre concernée n'a pas eu à décider quel droit était applicable. Par exemple, dans l'affaire T 577/11, la chambre a estimé qu'aucun des arguments du requérant, qui étaient fondés sur l'applicabilité du droit italien et du droit néerlandais, ne conduisait à une conclusion favorable au demandeur (point 6.3 des motifs). Dans l'affaire T 1201/14 (cf. point 3.2 des motifs), le requérant s'est appuyé sur quatre argumentations au soutien de son droit à la priorité : une cession "nunc pro tunc" (rétroactive) prévue par le droit américain, un transfert implicite au titre d'une politique générale dans le cadre du droit allemand, un "transfert direct" prévu par le droit américain et un transfert implicite au titre d'une politique générale dans le cadre du droit taïwanais. Étant donné qu'aucune de ces argumentations n'a été admise et acceptée par la chambre, il n'y avait aucune raison de déterminer le droit national applicable (point 3.3 des motifs).
66. Dans les affaires dans lesquelles le droit national applicable est déterminé, les dispositions nationales sont régulièrement appliquées par les chambres de recours. À titre d'exemple, dans l'affaire T 205/14, la chambre a estimé que le droit israélien était applicable et, se fondant sur des avis d'experts de ce droit, que le droit israélien des inventions de service ne prévoyait pas d'exigences de forme à satisfaire dans le cadre du transfert des droits liés aux inventions de service (point 3.7 des motifs). Les parties sont régulièrement invitées à produire des moyens de preuve (tels qu'un avis juridique d'un expert indépendant) concernant les effets des droits nationaux applicables (et ce, par exemple, dès l'affaire J 19/87, point VIII de l'exposé des faits et conclusions).
67. La chambre à l'origine de la saisine a estimé qu'il était "loin d'être certain" que l'exigence juridique relative au transfert de droits de priorité par voie d'accord doive être appréciée en appliquant le droit national, étant donné que la CBE ne contient aucune règle de conflit de lois (décision de saisine, point 37 des motifs). La chambre à l'origine de la saisine, se fondant sur la jurisprudence antérieure, a conclu qu'il semblerait que la CBE n'impose aucune exigence de forme relative au transfert de droits de priorité par voie d'accord. Par conséquent, elle a envisagé la possibilité – à tout le moins pour le cas visé dans la question II – qu'un accord implicite puisse suffire à entraîner le transfert du droit de priorité pour le territoire de la CBE (point 38 des motifs).
Considérations autonomes examinées lors de la détermination de l'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE
68. Il a été déduit du libellé de l'article 87(1) CBE (sans référence au droit national) que le transfert du droit de priorité doit avoir été conclu avant le dépôt de la demande de brevet européen ultérieure (T 1201/14, point 3.1.1.1 des motifs ; T 577/11, point 6.5 des motifs, point 3 de l'exergue ; T 1946/21, point 2.3 des motifs). L'exigence selon laquelle le droit de priorité doit être transféré avant le dépôt de la demande ultérieure peut être décrite comme une exigence fondée sur les dispositions du droit autonome en vertu de la CBE.
69. Une autre règle autonome a été examinée en considération de l'article 72 CBE, avec, toutefois, des conclusions différentes. Dans l'affaire T 62/05, la chambre a indiqué qu'un transfert de droits de priorité appelait un degré de conviction de l'instance tout aussi élevé que celui requis pour la cession d'une demande de brevet européen, ce qui signifiait que la cession de droits de priorité devait revêtir la forme écrite et avoir été signée par les parties à la transaction ou en leur nom (point 3.9 des motifs). Dans l'affaire T 205/14, en revanche, l'application de l'article 72 CBE au transfert d'un droit de priorité a été rejetée (point 3.6 des motifs ; voir aussi T 517/14, point 2.7.1 des motifs).
Jurisprudence nationale au titre de l'article 87 CBE
70. Si des questions relatives au droit de revendiquer la priorité au titre de l'article 87(1) CBE se posent dans le cadre d'une procédure nationale, la juridiction saisie doit traiter toutes les questions concernant l'identité ou l'ayant cause du demandeur, y compris la détermination et l'application du droit d'autres pays. Toutefois, dans les procédures devant des juridictions nationales, les questions de conflit de lois et l'application correspondante du droit d'autres pays suscitent généralement moins d'inquiétude que dans une procédure devant l'OEB. D'une part, les juridictions nationales peuvent s'appuyer sur leurs règles de conflit de lois applicables et sur la jurisprudence correspondante. D'autre part, le droit (matériel) du pays de la juridiction nationale est souvent applicable, soit parce que les règles de conflit de lois applicables y renvoient, soit parce que les questions de conflit de lois ne sont pas pertinentes dans les affaires n'ayant pas de liens avec plus d'un système juridique.
71. Si les circonstances d'une affaire font intervenir un ou plusieurs systèmes juridiques autres que celui de la juridiction, l'ensemble des règles de conflit de lois de cette juridiction est appliqué en qualifiant d'abord la relation juridique en cause au regard de la règle de conflit de lois particulière qui peut s'appliquer. Les législations nationales en matière de droit international privé ne prévoient généralement pas de règles de conflit de lois spécifiques pour le transfert de droits de priorité. Les juridictions allemandes ont estimé, par exemple, que la validité du transfert d'un droit de revendiquer une priorité est soumise au droit de l'État de la demande dont la priorité est revendiquée ("lex originis") tandis que les obligations entre le cédant et le cessionnaire sont soumises au droit applicable à la relation contractuelle entre ces parties ("lex contractus") (cf. résumé dans le jugement X ZR 14/17 - Drahtloses Kommunikationsnetz de la Cour fédérale de justice allemande, point 68).
72. La décision de saisine (point 40 des motifs) a cité une autre décision de la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof, BGH) dans laquelle les règles allemandes de conflit de lois, notamment le règlement Rome I (cf. point 80 ci-dessous), indiquaient que le droit allemand était applicable, lequel ne nécessitait aucune formalité particulière pour le transfert de droits de priorité. Compte tenu de la relation entre les parties au transfert, et d'un accord de recherche et de développement conclu entre elles, la Cour fédérale de justice allemande a admis l'existence d'un accord implicite ("konkludente Einigung") entre les parties, suffisant pour reconnaître la priorité pour le brevet européen (BGH, X ZR 49/12 - Fahrzeugscheibe, points 12 à 18).
73. Dans une décision de la Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles (Accord c. RCT [2017] EWHC 2711 (Ch)), le droit de priorité était crucial parce qu'il ne pouvait pas être démontré que le droit à la priorité du demandeur avait été garanti à la date de la demande ultérieure (point 66). Il a été fait référence à la jurisprudence antérieure qui "a admis un assouplissement significatif par rapport à ce qui aurait pu être l'application rigoureuse de la règle selon laquelle le droit de propriété doit être garanti au moment où la demande internationale est déposée, en acceptant une analyse fondée sur les principes de la common law distinguant le droit à la propriété équitable et le droit à la propriété légal". Si une telle distinction pouvait être établie, il était suffisant que le demandeur détienne "le droit à la priorité équitable ou le bénéfice du droit à la priorité" à la date de la demande (point 67).
Transfert des différents droits au demandeur ultérieur qui revendique la priorité
74. La figure ci-dessous montre de manière simplifiée comment un inventeur (ou son employeur ou tout autre ayant cause) peut obtenir une protection internationale par brevet, en utilisant le système de priorité établi en vertu de la Convention de Paris.
75. L'inventeur peut demander un brevet dans chaque territoire ou transférer à des demandeurs distincts le droit d'obtenir un brevet pour les différents territoires. Les inventeurs cèdent fréquemment le droit aux brevets dans tous les territoires à un unique demandeur, qui dépose alors une demande prioritaire. Pendant le délai de priorité, le demandeur de la demande prioritaire ou d'autres demandeurs peuvent déposer des demandes de brevet dans d'autres territoires, bénéficiant de la date de la demande prioritaire (soit la date de la priorité).
76. Les lignes en traits discontinus et en pointillé représentent le droit de déposer une demande de brevet (évoluant en propriété de la demande de brevet après le dépôt dans le territoire concerné). Le demandeur B peut obtenir le droit d'effectuer un dépôt pour le territoire 2 auprès du demandeur qui a déposé la demande prioritaire et qui a acquis les droits pour tous les territoires auprès de l'inventeur. Le demandeur B peut également acquérir le droit de déposer une demande de brevet pour le territoire 2 directement auprès de l'inventeur. Au sein de groupes internationaux, l'entreprise dont l'inventeur est salarié peut acquérir les droits pour tous les territoires puis transférer à ses filiales dans les différents territoires les droits des brevets pour les territoires concernés. Ces possibilités traduisent le fait que la propriété d'une demande de brevet constitue un droit de propriété qui est établi et qui peut être transféré pour chaque territoire conformément à la législation de celui-ci.
77. Le droit de priorité (lignes continues) ne peut être obtenu qu'en conséquence du dépôt de la demande prioritaire (cf. ci-dessous points 83 s.). Le demandeur de cette demande doit fournir à tout demandeur ultérieur les pièces exigées dans le territoire concerné pour la revendication de priorité. Le droit de priorité reste pertinent pour la demande ultérieure et pour tout brevet fondé sur celle-ci, mais il n'est pas pertinent pour la demande dont la priorité est revendiquée.
78. Si le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée (demandeur A) transfère la propriété de la demande ultérieure au demandeur ultérieur (demandeur B), ce transfert s'effectue en principe en même temps que le transfert du droit de priorité (flèches à l'intérieur du cercle). Dans les accords examinés dans des affaires concernant le droit à la priorité, aucune distinction n'est en général faite entre ces deux transferts (cf. ci-dessous points 93 s.). De même, dans la jurisprudence actuelle de l'OEB concernant l'article 87(1) CBE (cf. ci-dessus points 58 s.), il n'est pas toujours possible de dire si le transfert en cause ne comprend que le droit de priorité ou s'il comprend également la propriété de la demande européenne ultérieure. Cependant, le fait que différentes parties sont susceptibles d'intervenir dans le transfert des différents droits est en soi déjà le signe qu'une distinction nette doit être établie entre la propriété de la demande ultérieure et le droit de priorité, c'est-à-dire le droit d'attribuer à cette demande ultérieure la date de la demande prioritaire. Comme les paragraphes suivants le montreront, seul le transfert du droit de priorité (ligne continue) est pertinent pour les procédures devant l'OEB aux fins de l'article 87(1) CBE.
Compétence et droit applicable en matière de transfert des différents droits invoqués par le demandeur ultérieur
Propriété de la demande ultérieure
79. Dans la procédure devant l'OEB, le demandeur est réputé habilité à exercer le droit au brevet européen (article 60(3) CBE). L'OEB n'a pas compétence pour régler un différend quant à la question de savoir si un demandeur est habilité ou non par la loi à demander et à obtenir un brevet européen pour l'objet d'une demande particulière. La détermination, avant la délivrance, du droit à l'obtention du brevet européen est régie par le "protocole sur la compétence judiciaire et la reconnaissance de décisions portant sur le droit à l'obtention du brevet européen" ("protocole sur la reconnaissance"), qui fait partie intégrante de la CBE (cf. G 3/92, JO OEB 1994, 607, point 3 des motifs). Le protocole sur la reconnaissance régit la compétence des juridictions nationales des États contractants pour des différends sur le droit à des demandes de brevets européens. Après la délivrance, les juridictions nationales ont compétence pour trancher les différends sur la propriété du brevet européen pour chacun des États contractants désignés. Lors de différends sur le droit à l'obtention d'un brevet européen, la procédure de délivrance devant l'OEB est régulièrement suspendue conformément aux dispositions de la règle 14 CBE.
80. Les différends sur la propriété d'une demande de brevet européen ou d'un brevet européen sont tranchés par les juridictions nationales, qui commencent à cette fin par déterminer le droit applicable conformément à leurs propres règles de conflit de lois. Les règles de conflit de lois font partie de chaque législation relative au droit international privé, mais des efforts sont entrepris pour les harmoniser. À titre d'exemple, le règlement (CE) no 593/2008 du 17 juin 2008 sur la loi applicable aux obligations contractuelles (Rome I) prévoit des règles uniformes de conflit de lois applicables aux obligations contractuelles relevant de la matière civile et commerciale.
81. L'article 60(3) CBE s'applique au demandeur de toute demande de brevet européen, qu'il s'agisse d'une demande dont la priorité est revendiquée ou première demande, ou d'une demande ultérieure. Dans le cas illustré sur la figure ci-dessus (point 74), en supposant que la demande ultérieure soit une demande de brevet européen, les juridictions nationales auraient compétence pour se prononcer sur la propriété de cette demande de brevet européen conformément au protocole sur la reconnaissance.
82. En ce qui concerne la propriété de la demande prioritaire, l'article 60(3) CBE n'est pas directement applicable, à moins que cette demande ne soit une demande européenne. Si la propriété de la demande de brevet européen ultérieure a été acquise auprès du demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée, les juridictions nationales peuvent avoir à examiner, en vertu du droit national applicable, la question de savoir qui détenait le droit à la demande prioritaire, dans le but d'établir les transferts successifs aboutissant au demandeur de la demande ultérieure.
Droit de revendiquer la date de priorité pour la demande ultérieure
83. Conformément à la décision T 205/14 (point 3.3 des motifs), le droit de priorité, c'est-à-dire le droit de revendiquer la priorité pour une demande de brevet européen à compter de la date de dépôt d'une "première demande" ou d'une "demande antérieure", a pour origine le demandeur qui a déposé la première demande. La littérature dominante part également du principe que la première demande, et pas seulement une demande ultérieure, établit le droit de priorité en vertu de la Convention de Paris (cf. Wieczorek, Die Unionspriorität im Patentrecht, Köln Wieczorek, etc. 1975, p. 21, et autres références). Le dépôt d'une première demande peut être considéré comme la création d'un faisceau de droits de priorité potentiels qui prennent naissance et ne peuvent être examinés que lorsqu'ils sont invoqués dans une demande ultérieure.
84. En ce qui concerne la demande ultérieure, les droits de priorité sont régis exclusivement par les articles 87 à 89 CBE (cf. ci-dessus point 25). Il peut être débattu de la question de savoir si le droit de priorité du demandeur de la demande prioritaire est établi en vertu de l'article 87(1) CBE ou en vertu de la Convention de Paris. En tout état de cause, aucun droit national n'entre en ligne de compte lorsqu'un droit de priorité est créé ou revendiqué pour une demande ultérieure. C'est une différence significative avec la propriété d'une demande de brevet européen ou d'un brevet européen, qui relève du droit national (par exemple, droit du travail ou de la propriété).
85. Étant donné que la création, l'existence et les effets du droit de priorité ne sont régis que par la CBE (et par la Convention de Paris du fait de ses liens avec la CBE), les droits de priorité sont des droits autonomes qui s'inscrivent dans le cadre de la CBE et il convient de les déterminer seulement dans le contexte de la CBE, indépendamment du droit national.
86. Par conséquent, c'est également en vertu du droit autonome de la CBE qu'il convient de déterminer le droit de revendiquer la priorité (et toute cession correspondante de droits de priorité). Certaines décisions ont abordé la question du transfert de droits de priorité en vertu de règles autonomes (cf. point 68 ci-dessus en ce qui concerne l'exigence selon laquelle le droit de priorité doit avoir été cédé avant le dépôt de la demande ultérieure, et point 69 en ce qui concerne l'exigence d'un accord écrit). La Grande Chambre approuve la détermination du droit à la priorité en vertu du droit autonome de la CBE, mais pas nécessairement toutes les règles évoquées dans ce contexte dans la jurisprudence actuelle. Les exigences autonomes à remplir pour transférer valablement des droits de priorité ne doivent pas être plus strictes que les dispositions nationales applicables au transfert de droits de priorité ou d'autres droits de propriété. Ainsi que l'a noté la chambre à l'origine de la saisine, la CBE n'impose aucune exigence de forme relative au transfert du droit de priorité par voie d'accord (décision de saisine, point 38).
87. Dans une décision de la Cour d'appel de La Haye dans l'affaire Biogen/Genentech c. Celltrion du 30 juillet 2019, citée dans la décision de saisine (point 36 des motifs), la CBE a été appliquée en tant que lex loci protectionis en vue de l'évaluation de la validité d'une revendication de priorité. Du point de vue de la CBE, la législation de la CBE et des traités internationaux connexes, tels que la Convention de Paris et le PCT, est autonome.
88. Il a souvent été débattu de la question de savoir si l'article 60(3) CBE pouvait s'appliquer par analogie au "droit de priorité" visé à l'article 87(1) CBE. Cette application par analogie donnerait lieu à une fiction juridique (aux fins de la procédure devant l'OEB) selon laquelle le demandeur ultérieur est réputé habilité à exercer le "droit de priorité" si les exigences de forme sont satisfaites. Selon le principal argument avancé à l'appui de cette application par analogie, la difficulté, pour l'OEB, de déterminer la propriété de la demande (applicabilité des droits nationaux, absence de règles de conflit de lois, etc.) se poserait de la même manière pour la détermination du droit à la priorité. Il va de soi que cet argument en faveur d'une application par analogie de l'article 60(3) CBE n'est pas pertinent si le droit à la priorité est déterminé exclusivement en vertu du droit autonome de la CBE.
89. Il est incontesté que l'article 60(3) CBE n'est pas directement applicable à des différends sur le transfert du "droit de priorité". Dans un système de codification qui a adopté les principes énoncés aux articles 31 et 32 de la Convention de Vienne sur le droit des traités, un juge peut définir des règles allant au-delà du sens littéral d'une disposition législative (que ce soit par analogie ou autrement) seulement s'il s'agit de combler une lacune du droit, en particulier quand il s'avère que le législateur a omis de régler certaines situations (cf. G 1/97, JO OEB 2000, 322, point 3b) des motifs). Si le législateur n'a pas souhaité arrêter de dispositions pour certaines situations, il n'y a aucune lacune à combler (cf. G 2/04, JO OEB 2005, 549, point 2.1.2 des motifs ; voir aussi Schachenmann, Die Methoden der Rechtsfindung der Groβen Beschwerdekammer, GRUR Int. 2008, 702, section IV). Ainsi que l'ont montré de nombreuses personnes ayant contribué aux discussions dans le cadre de la présente saisine, les rédacteurs de la CBE ont bien envisagé l'éventualité de différends sur le droit à la priorité (par exemple en discutant de la question de savoir si les demandeurs ultérieurs devraient avoir l'obligation de produire des preuves concrètes de leur droit de revendiquer la priorité). La Grande Chambre en conclut que les rédacteurs ont intentionnellement laissé en suspens la question de la compétence de l'OEB pour statuer sur le droit à la priorité. Il n'y a donc à ce sujet aucune lacune qui pourrait être comblée par une application de l'article 60(3) CBE par analogie.
90. Un autre argument invoqué par de nombreuses parties prenantes à l'encontre de la compétence de l'OEB pour déterminer le droit à la priorité est la séparation des pouvoirs entre les juridictions nationales et l'OEB, qui est inscrite à l'article 60(3) CBE et qui évite à l'OEB de devoir appliquer les législations nationales (cf. par exemple Bremi, A New Approach to Priority Entitlement: Time for Another Resolving EPO Decision, GRUR Int. 2018, 128, 130). Cette séparation des pouvoirs peut être respectée même si l'OEB est compétent pour déterminer le droit à la priorité, dès lors qu'une distinction claire est établie entre, d'une part, le droit de priorité et son transfert en tant que question régie par le droit autonome de la CBE et déterminée par l'OEB, et d'autre part, la propriété de la demande ultérieure et son transfert, qui sont régis par les législations nationales et sont déterminés par les juridictions nationales.
91. En outre, la reconnaissance de la compétence de l'OEB pour déterminer le droit à la priorité prend en considération l'argument selon lequel, compte tenu de l'article 87(1) CBE, l'OEB est tenu d'évaluer tous les aspects du droit de priorité et qu'aucune distinction ne doit être établie entre, d'une part, les exigences relatives à "où", "quoi" et "quand" et, d'autre part, l'exigence relative à "qui" (T 844/18, points 12 à 20 des motifs). Si les quatre exigences qui sont pertinentes aux fins de l'article 87(1) CBE sont toutes évaluées par l'OEB, ce dernier est compétent en ce qui concerne tous les éléments susceptibles d'être pertinents pour la détermination de l'état de la technique, ce qui lui permet d'examiner tous les aspects relevant de la brevetabilité. En revanche, les juridictions nationales resteraient compétentes pour déterminer le droit à la demande de brevet ou au brevet, sans intervenir dans des questions liées à la brevetabilité.
92. Même si l'exigence relative à "qui" sous-tendant l'article 87(1) CBE est liée à des questions concernant l'habilitation, il s'agit de toute évidence d'un critère qui est pertinent pour la validité du brevet fondé sur la demande ultérieure, puisqu'il est pertinent pour la délimitation de l'état de la technique. L'habilitation peut être pertinente dans d'autres contextes de détermination de l'état de la technique, par exemple en cas de désaccord sur la question de savoir si certaines informations ou l'utilisation d'éléments ont été rendues accessibles au public au sens de l'article 54(2) CBE. Si l'OEB peut évaluer tous les éléments relevant de la détermination de l'état de la technique, ses conclusions en ce qui concerne la brevetabilité sont fondées sur une évaluation complète. S'il était fait interdiction à l'OEB de déterminer le droit à la priorité, il se pourrait dans certains cas que l'OEB détienne des preuves susceptibles d'avoir une incidence sur la brevetabilité d'une invention, mais qu'il ne puisse pas les utiliser pour statuer sur la brevetabilité. En revanche, des différends sur le droit au brevet n'ont pas d'incidence sur la conclusion de l'OEB concernant la brevetabilité de l'invention, ni sur les preuves et les évaluations à l'origine de cette conclusion, comme la détermination de l'état de la technique pertinent par l'OEB.
Considérations nationales et autonomes relatives à l'ayant cause au titre de l'article 87(1) CBE
Droit à la priorité et transmission contractuelle déterminés en vertu des droits nationaux / par les juridictions nationales
93. Le plus souvent, les accords aux termes desquels le demandeur ultérieur acquiert le droit de propriété de la demande ultérieure et le droit de priorité ne font pas la distinction entre ces deux droits. À titre d'exemple, la plupart des contrats de travail aux termes desquels des inventeurs qui ont déposé une demande dont la priorité est revendiquée cèdent leurs droits à un demandeur ultérieur décrivent l'objet de la cession de manière très générale (par exemple "tout droit lié à l'invention sur tout territoire"). L'accord cité dans la décision T 1201/14 (point 3.2.1.1 des motifs) se réfère à "l'ensemble des droits détenus dans le monde et sur l'invention" et ajoute "y compris … le droit de revendiquer la priorité sur la base de la date de dépôt de la [demande prioritaire]". Cette clause pourrait être interprétée comme établissant une distinction entre la propriété de la demande européenne ultérieure ("droits détenus dans le monde") et le droit de revendiquer la priorité sur la base de la demande américaine antérieure. Cependant, ces références explicites au droit de priorité sont rares, notamment dans les contrats de travail, qui servent souvent de fondement au transfert du droit aux brevets et des droits de priorité correspondants.
94. Dans une décision de 2018, la Cour fédérale de justice allemande (Bundesgerichtshof, BGH, affaire X ZR 14/17 – Drahtloses Kommunikationsnetz) a analysé les points de vue divergents sur la nature du droit de priorité dans différents États contractants : d'un côté, la littérature et la jurisprudence allemandes considèrent que le droit de priorité est un droit de propriété indépendant qui peut être cédé par le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée à un tiers en sa qualité d'ayant cause. De l'autre côté, la jurisprudence anglaise considère que la personne détenant les droits d'invention est l'"ayant cause" aux fins du droit de priorité (point 62). Cependant, la Cour fédérale de justice allemande a conclu que les deux points de vue conduisaient au même résultat lorsque, après le dépôt de la demande prioritaire, la propriété de l'invention est transférée par le demandeur de cette demande au demandeur de la demande ultérieure, puisque l'accord de transfert portant sur la demande ultérieure doit être régulièrement interprété en ce sens qu'il inclut tacitement le droit de revendiquer la priorité pour la demande ultérieure (point 63).
95. Dans le traité de Bodenhausen sur la Convention de Paris (point 30 ci-dessus, voir p. 37) et dans une observation d'amicus curiae (IP Federation), il est fait référence à la décision française de 1962 (TGI Valence du 16 février 1962, Ann. 1963, 313-328). Dans cette décision, le juge a estimé que le droit de priorité n'est pas un droit indépendant qui puisse être cédé seul, mais un droit qui ne peut être cédé que simultanément avec le droit pour le cessionnaire de déposer une demande de brevet dans un autre pays. Dans l'une des décisions anglaises citées dans "Drahtloses Kommunikationsnetz", le juge a estimé que l'"ayant cause" au sens de l'article 4A1) de la Convention de Paris doit s'entendre comme l'ayant cause à l'égard de l'invention (Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles, Edwards c. Cook [2009] EWHC 1304 (Pat), point 93). La Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles a considéré par la suite qu'"[e]n règle générale, le droit de revendiquer la priorité va de pair avec le droit à l'invention" (Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles (Accord c. RCT [2017] EWHC 2711 (Ch), point 75).
96. Des législations nationales mettant en œuvre l'article 4.1) de la Convention de Paris semblent elles aussi partir de l'hypothèse que l'acquisition de la propriété de la demande ultérieure habilite automatiquement le demandeur concerné à revendiquer la priorité (cf. article 18(2) de la loi suisse sur les brevets : "Peut revendiquer le droit de priorité le premier déposant ou celui qui a acquis le droit appartenant au premier déposant de présenter une demande de brevet suisse pour la même invention".). D'autres États parties à la CBE n'ont pas adapté leur législation nationale à la modification de 1911 de la Convention de Paris (point 30 ci-dessus) ; ainsi l'"ayant cause" ne figure toujours pas au paragraphe 41 de la loi allemande sur les brevets ni à l'article 9 de la loi néerlandaise sur les brevets).
97. Il peut en être conclu qu'il existe en Europe des points de vue qui diffèrent au sujet de la pertinence du "droit de priorité" visé à l'article 87(1) CBE en tant que droit de propriété distinct de la propriété de la demande ultérieure pour laquelle la priorité est revendiquée. Il est souvent affirmé que le droit de priorité est un simple droit accessoire au droit à la demande de brevet ultérieure ou au brevet ultérieur, qui suit automatiquement tout transfert de la propriété de la demande de brevet ou du brevet, ou que, en fonction du système juridique, la propriété de la demande ultérieure comporte automatiquement le droit à la priorité. Cependant, ces points de vue ne prennent pas en considération la possibilité que la propriété de la demande ultérieure n'ait pas été acquise auprès du demandeur de la demande prioritaire (cf. ci-dessus la figure au point 74). Ils ne rendent pas non plus suffisamment compte du fait que le demandeur de la demande prioritaire ne se contente pas de transférer un droit, mais qu'il doit aussi apporter un soutien actif au demandeur ultérieur voulant bénéficier de ce droit.
98. Cette méconnaissance du droit de priorité ou son assimilation à un simple droit accessoire au droit à la demande ultérieure peut en tout état de cause expliquer en partie pourquoi le droit de priorité est rarement visé dans les accords de transfert de droit de brevet. Si un droit de priorité est transféré de manière tacite avec le droit au brevet correspondant ou à la demande de brevet correspondante, il peut être présumé que les mêmes conditions et exigences de forme sont applicables au transfert de ces deux droits. Si le transfert d'un droit de priorité n'est pas jugé nécessaire compte tenu du droit à la priorité, il ne peut pas y avoir d'exigences de forme applicables à ce transfert. En tout état de cause, la Grande Chambre n'a pas connaissance de législations nationales ou de jurisprudence fixant des exigences de forme applicables au transfert du droit de priorité qui soient plus strictes que celles relatives au transfert du droit à la demande de brevet.
Conséquences pour la détermination autonome des transferts de droits de priorité
99. Dans la plupart des systèmes juridiques, le droit à l'obtention d'un brevet peut être transféré sans accord écrit ou autres formalités (par exemple d'un inventeur salarié à l'employeur qui souhaite obtenir une protection par brevet dans plusieurs territoires). Le droit de priorité suit automatiquement la propriété de la demande de brevet ultérieure dans la plupart des systèmes juridiques et peut donc être également transféré de manière informelle. Si les droits nationaux prévoient des exigences de forme peu contraignantes – ou ne prévoient aucune exigence de forme – en matière de transfert de droits de priorité, le droit autonome de la CBE ne doit pas prévoir d'exigences de forme plus strictes que celles prévues dans les droits nationaux qui peuvent être pertinentes dans le contexte d'une demande européenne. Au contraire, l'OEB devrait s'adapter aux normes les moins contraignantes définies par les droits nationaux et reconnaître les transferts informels ou tacites de droits de priorité dans presque toutes les circonstances.
100. À titre d'exemple, le droit autonome de la CBE ne devrait pas exiger que la cession de droits de priorité s'effectue par écrit et/ou soit signée par les parties à la transaction ou pour leur compte (cf. ci-dessus point 69 au sujet de la jurisprudence divergente sur cette question), puisque cela établirait un seuil élevé compte tenu des droits nationaux. Même l'exigence selon laquelle le transfert du droit de priorité doit avoir eu lieu avant le dépôt de la demande de brevet européen ultérieure (cf. ci-dessus point 68) est discutable selon la Grande Chambre. S'il existe des juridictions qui admettent un transfert rétroactif ("nunc pro tunc") de droits de priorité (cf. discussion détaillée au sujet de ces transferts en vertu du droit américain dans la décision T 1201/14), l'OEB ne devrait pas appliquer des normes plus strictes. La règle qui prévoit, en cas d'"application rigoureuse", que le transfert doit avoir été effectué avant le dépôt de la demande ultérieure a également été "considérablement assouplie" selon une décision de 2017 de la Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles (cf. ci-dessus point 73). Cependant, l'admissibilité d'un transfert rétroactif de droits de priorité peut être d'une pertinence pratique limitée si le droit à la priorité est présumé exister à la date à laquelle la priorité est revendiquée pour la demande européenne ultérieure (cf. ci-dessous point 109).
Présomption réfragable du droit de revendiquer la priorité
101. Des critères peu contraignants en matière de transfert valable des droits de priorité ne vont pas uniquement dans le sens d'une harmonisation avec les droits nationaux susceptibles de s'appliquer au lieu du droit autonome de la CBE. Ils servent la finalité des droits de priorité, à savoir faciliter la protection internationale par brevet, en réduisant le risque que les inventeurs (ou leurs ayants cause) ne puissent pas obtenir dans plusieurs systèmes juridiques la protection par brevet voulue, en raison d'exigences de forme auxquelles ils pourraient ne pas satisfaire de manière non intentionnelle.
102. Toute partie transférant le droit à une demande ultérieure souhaite, dans des circonstances normales, que le demandeur ultérieur puisse bénéficier du droit de priorité. La Grande Chambre partage l'avis de l'intimé I selon lequel il est difficile d'imaginer un scénario réaliste où une partie transférerait ses droits à l'invention, mais conserverait intentionnellement le droit de priorité correspondant (cf. p. 8 de la lettre de l'intimé I en date du 5 mai 2023). Cela s'applique également aux cas où le transfert de la propriété de la demande ultérieure n'est pas lié au demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée (cf. figure au point 74). La propriété de la demande prioritaire et la propriété de la demande ultérieure émanent du même inventeur, qui, en principe, souhaite que la priorité soit valable pour toutes les demandes ultérieures. Dans ce contexte, force est de supposer que le demandeur qui a déposé la demande dont la priorité est revendiquée et qui n'a pas acquis le droit à la demande ultérieure accepte, ou du moins tolère, que la priorité soit utilisée par le demandeur ultérieur.
103. Le contenu de la demande dont la priorité est revendiquée n'est pas, en général, publié ou mis d'une autre manière à la disposition des tiers avant l'expiration du délai de douze mois prévu pour le dépôt de demandes ultérieures. Une copie de la demande dont la priorité est revendiquée doit être déposée auprès de l'OEB, conformément à la règle 53(1) CBE, dans un délai de seize mois à compter de son dépôt ; la publication de ladite demande a normalement lieu, quant à elle, dans un délai de dix-huit mois à compter de la date de dépôt. En outre, le demandeur de la demande européenne ultérieure doit produire des pièces qui ne peuvent en principe être obtenues sans la coopération du demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée. En particulier, une copie de la demande dont la priorité est revendiquée, certifiée par l'administration auprès de laquelle cette demande a été déposée, doit être fournie à l'OEB (règle 53(1) CBE, cf. également article 4D.1) de la Convention de Paris).
104. Le demandeur ultérieur ne peut satisfaire à ces exigences de forme relatives à la revendication de priorité conformément à l'article 88(1) CBE que si le demandeur de la demande prioritaire lui apporte en temps voulu tout le soutien nécessaire. Le respect de ces exigences peut donc être considéré comme la preuve factuelle convaincante que le demandeur de la demande prioritaire consent au droit à la priorité du demandeur ultérieur.
105. La Grande Chambre en conclut que le droit à la priorité doit en principe être présumé exister au profit du demandeur ultérieur de la demande de brevet européen si le demandeur revendique la priorité conformément à l'article 88(1) CBE et aux dispositions correspondantes du règlement d'exécution de la CBE. Elle tire cette conclusion en tenant compte du fait que i) le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée ou son prédécesseur en droit doit, dans des circonstances normales, être présumé accepter que le demandeur ultérieur se prévale du droit de priorité, ii) qu'il n'y a pas d'exigences de forme relatives au transfert de droits de priorité et que iii) le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée coopère nécessairement avec le demandeur ultérieur afin que ce dernier puisse se prévaloir du droit de priorité.
106. Cette présomption s'applique également si la propriété de la demande ultérieure n'a pas été acquise auprès du demandeur de la demande prioritaire, mais auprès d'un tiers disposant du droit à l'invention sur le territoire concerné (par exemple, auprès de l'inventeur – voir ci-dessus la figure au point 74). Dans ce cas aussi, le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée doit apporter le soutien nécessaire aux fins de l'article 88(1) CBE, et force est de supposer que le propriétaire antérieur de ces deux demandes consent à ce que le demandeur ultérieur se prévale du droit de priorité, à l'instar de tout demandeur d'une demande prioritaire qui cède la propriété de la demande ultérieure.
107. Les considérations conduisant à la présomption du droit à la priorité s'appliquent à tous les cas dans lesquels le demandeur ultérieur diffère du demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée, mais reçoit de ce dernier le soutien nécessaire aux fins de l'article 88(1) CBE. La question de savoir si la demande européenne ultérieure est issue d'une demande PCT importe peu. De même, la question de savoir si, et dans quelle mesure, les codemandeurs d'une demande dont la priorité est revendiquée se recoupent avec le groupe des codemandeurs de la demande ultérieure n'est pas pertinente.
108. La présomption doit être réfragable, car dans de rares cas exceptionnels, le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée peut avoir des raisons légitimes de ne pas autoriser le demandeur ultérieur à se prévaloir de la priorité. Une telle situation pourrait par exemple se présenter en cas de mauvaise foi du demandeur ultérieur ou en lien avec l'issue d'autres procédures, comme un contentieux porté devant des juridictions nationales au sujet de la propriété de la demande ultérieure.
109. Le droit à la priorité n'est pas pertinent avant que la priorité soit revendiquée par le demandeur ultérieur conformément à la règle 52 CBE, à savoir, en principe, à la date de dépôt de la demande ultérieure ou autrement dans un délai de seize mois à compter de la date de dépôt de la demande dont la priorité est revendiquée. La présomption du droit existe par conséquent à la date à laquelle la priorité est revendiquée et la réfutation de la présomption doit également se rapporter à cette date. Des développements ultérieurs ne peuvent pas avoir d'incidence sur la présomption réfragable.
110. La présomption réfragable entraîne le renversement de la charge de la preuve, c'est-à-dire qu'il incombe à la partie qui conteste le droit à la priorité du demandeur ultérieur de fournir la preuve que ce droit fait défaut. S'il existe une forte présomption, un niveau de preuve plus élevé est exigé pour la réfuter que dans le cas d'une présomption faible (cf. T 63/06, point 3.2 des motifs au sujet de la réfutation de la présomption de suffisance de l'exposé). La présomption selon laquelle le demandeur ultérieur se prévaut à juste titre du droit de priorité est une présomption forte dans des circonstances normales, puisque les autres exigences relatives à la priorité (sur la base desquelles s'établit la présomption du droit à la priorité) ne peuvent habituellement être remplies qu'avec le consentement, voire la coopération, du demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée (cf. ci-dessus points 104 s.). La partie qui conteste le droit à la priorité ne peut donc pas se contenter d'émettre des doutes à caractère spéculatif, mais doit démontrer que des faits concrets viennent étayer de sérieux doutes sur le droit à la priorité du demandeur ultérieur.
111. De même que le droit à la priorité en général (cf. ci-dessus points 85 s.), la présomption de son existence et la réfutation de cette présomption relèvent uniquement du droit autonome de la CBE. Il n'y a donc pas lieu d'appliquer les droits nationaux en matière de présomptions légales et de réfutation de celles-ci.
Arguments spécifiques présentés au cours de la procédure de saisine dans le cadre de la question I
Sécurité juridique et situation juridique uniforme dans les États contractants désignés
112. La Grande Chambre est parvenue à la conclusion que l'OEB est compétent pour déterminer le droit à la priorité et qu'une présomption réfragable en faveur du droit à la priorité du demandeur est justifiée compte tenu de la finalité des droits de priorité, de l'absence d'exigences de forme en matière de transfert de droits de priorité et de l'intérêt commun présumé du demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée et du demandeur ultérieur (qui doivent coopérer si la priorité est invoquée).
113. Dans le contexte du droit à la priorité, l'exigence de sécurité juridique serait pleinement remplie si les tiers pouvaient facilement déterminer, sur la base des données accessibles au public, si le demandeur ultérieur est l'ayant cause visé à l'article 87(1) CBE. Les tiers peuvent difficilement faire une telle évaluation pour la simple raison que, en principe, les documents pertinents ne sont pas publics et sont uniquement en la possession du demandeur ou du titulaire du brevet. La présomption réfragable du droit à la priorité contribue à la sécurité juridique dans la mesure où le demandeur ou le titulaire du brevet ainsi que les tiers peuvent ou doivent se fonder sur le droit à la priorité du demandeur ultérieur, à moins que des faits concrets ne viennent étayer de sérieux doutes quant à ce droit.
114. Dans un cas d'espèce donné, il peut y avoir conflit entre l'exigence de sécurité juridique et celle d'équité, et l'argument peut être avancé que si un droit à la priorité est injustifié dans un cas particulier, la présomption de ce droit désavantage les tiers, c'est-à-dire les opposants éventuels. Dans ce contexte, il convient de considérer que même dans le cas où un "demandeur non habilité" revendique la priorité pour sa demande ultérieure, cela ne signifie pas nécessairement que l'on ne puisse se fonder sur le droit de priorité. Dans le cadre d'une procédure nationale portant sur la propriété de la demande ultérieure ou sur la demande prioritaire, la question du droit à la priorité peut être résolue, par exemple si, à l'issue de cette procédure nationale, il est conclu que le demandeur de la demande prioritaire et le demandeur ultérieur sont une seule et même personne. Dans ce contexte, il peut être observé que la CBE prévoit de manière expresse la cession rétroactive des droits de priorité, au moins dans le contexte de différends sur le droit au brevet devant des juridictions nationales : si le droit à l'obtention du brevet européen est reconnu à une personne autre que le premier demandeur, cette personne peut décider de déposer une nouvelle demande de brevet européen pour la même invention en vertu de l'article 61(1)b) CBE. Conformément à l'article 61(2) CBE, l'"article 76, paragraphe 1 [CBE], est applicable à" ces nouvelles demandes. L'article 76(1) CBE dispose que "[l]a demande divisionnaire est réputée déposée à la date de dépôt de la demande antérieure et bénéficie du droit de priorité". En d'autres termes, la nouvelle demande déposée par le demandeur habilité en vertu de l'article 61(1)b) CBE sera considérée comme déposée à la date de dépôt de la demande initiale et bénéficiera du droit de priorité (G 3/92, JO OEB 1994, 607, point 5.4 des motifs). Eu égard à la sécurité juridique, il convient donc de considérer qu'il existe toujours une partie qui est en droit de revendiquer la priorité – même si cette partie doit être déterminée dans le cadre de la procédure nationale. Par conséquent, les tiers ne peuvent jamais se fonder entièrement sur l'absence de validité d'une priorité et la nullité potentielle d'un brevet pouvant résulter de cette absence de droit à la priorité.
115. La compétence de l'OEB pour déterminer le droit à la priorité ne signifie naturellement pas que les juridictions nationales sont liées par les évaluations effectuées par l'OEB. Dans le cadre de procédures nationales portant sur la validité d'un brevet européen, les droits de priorité concernés peuvent être déterminés en prenant en considération tous les aspects, c'est-à-dire non seulement eu égard au critère de "même invention", mais également au regard du droit à la priorité. Une situation juridique uniforme dans tous les États contractants désignés ne peut donc jamais être garantie. Cependant, la contestation du droit à la priorité devant des juridictions nationales est soumise à des restrictions nationales (comme des dispositions affectant le droit des tiers à contester le droit à la priorité) – indépendamment de la manière dont l'OEB détermine le droit à la priorité.
Intérêt des tiers à contester le droit à la priorité
116. Contrairement aux litiges portant sur la propriété de la demande de brevet, dans lesquels en principe seuls le demandeur et d'autres parties revendiquant des droits à l'invention sont concernés, ce sont le plus souvent des tiers qui contestent le droit à la revendication de priorité, notamment des opposants. Il a été avancé que lorsque le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée et le demandeur ultérieur sont "en toutes circonstances parfaitement d'accord" sur le transfert du droit de priorité, il était absurde que la priorité puisse être déclarée non valable et un brevet être révoqué en conséquence (Bremi, A New Approach to Priority Entitlement: Time for Another Resolving EPO Decision, GRUR Int. 2018, 128, 131). La question de savoir s'il peut y avoir un intérêt du public à permettre à un tiers de faire annuler des brevets sur la base de vices juridiques liés au droit à la priorité se pose tant dans les procédures devant les juridictions nationales que dans les procédures devant l'OEB. Dans une décision de la Haute Cour de Justice d'Angleterre et du Pays de Galles (Accord c. RCT [2017] EWHC 2711 (Ch)), il a été jugé qu'il n'existait "aucun intérêt manifeste du public à faire annuler des brevets pour ce motif, contrairement à tous les autres motifs de nullité" (point 77).
117. Il appartient au droit national de définir si les juridictions nationales devraient reconnaître à un tiers un intérêt légitime à ce que soit tranchée la question de savoir qui est en droit de revendiquer la priorité au titre de l'article 87(1) CBE. En tout état de cause, la CBE ne prévoit aucune restriction concernant la personne qui peut former une opposition. S'il est compétent pour examiner d'office tous les aspects de la priorité (cf. ci-dessus point 91) ainsi que toutes les exigences en matière de brevetabilité pendant la procédure d'examen ou à la demande d'un opposant, l'OEB ne peut pas refuser d'examiner une objection à l'encontre du droit à la priorité en fonction de la personne qui a soulevé cette objection. Cependant, la présomption réfragable en ce qui concerne le droit à la priorité limite nettement la possibilité pour les tiers, y compris les opposants, de contester avec succès le droit à la priorité.
Droit à la priorité dans le cadre des demandes PCT
L'"approche des codemandeurs PCT"
118. Selon l'"approche des codemandeurs PCT", lorsque dans une demande PCT, les parties A et B sont les demandeurs pour des États désignés différents, les deux demandeurs peuvent invoquer le droit de priorité découlant d'une demande dont la priorité est revendiquée qui a été déposée par un seul des demandeurs, sans qu'un transfert des droits de priorité soit nécessaire (cf. ci-dessus point 11). Même si l'"approche des codemandeurs" est reconnue pour des demandes régulières de brevets européens (cf. ci-dessus point 10, T 1933/12), le recours à cette approche pour une demande PCT déposée par des demandeurs différents pour des territoires désignés différents est discutable et a été remise en question dans la décision de saisine (cf. points 30 à 33 des motifs).
119. Conformément à l'article 118 CBE – une disposition régulièrement citée au soutien de l'"approche des codemandeurs" –, des demandeurs différents pour différents États contractants désignés sont considérés comme codemandeurs ou cotitulaires aux fins de la procédure devant l'OEB, et le brevet doit être identique pour tous les États contractants désignés. Des exceptions à l'unicité du brevet européen sont prévues à l'article 118 CBE et peuvent être justifiées, par exemple, par des droits antérieurs fondés sur des demandes de brevets nationaux (article 139(2) CBE).
120. Le PCT ne contient pas de disposition telle que l'article 118 CBE qui imposerait un rôle procédural commun à plusieurs demandeurs pendant toute la durée de la procédure de délivrance et qui prévoirait l'unicité du brevet pour différents territoires désignés. Toute demande PCT à laquelle une date de dépôt international a été accordée a les effets d'un dépôt national régulier dans chaque État désigné (article 11.3) PCT), le demandeur concerné poursuivant la procédure relative à la demande pour chaque État désigné. L'examen est effectué par les offices de brevets de chaque territoire désigné, conformément à la réglementation applicable sur le territoire en question. Le PCT n'exclut pas la possibilité que différents droits de priorité existent pour différents territoires désignés, que ce soit pour des raisons de droit matériel (par exemple le critère de "même invention" peut être interprété différemment et dépend de l'objet revendiqué auprès de chaque office des brevets), ou pour des raisons de forme (par exemple il se peut que le demandeur pour un territoire donné ne puisse pas se prévaloir d'un droit de priorité, alors qu'un autre demandeur pour un autre territoire donné est en droit de revendiquer la priorité fondée sur la même demande).
121. Cependant, il n'est pas nécessaire de rendre une décision générale sur la viabilité de l'approche des codemandeurs PCT. Le concept d'accord implicite (points 122 s. ci-dessous) devrait permettre une évaluation qui conduit dans la plupart des cas au même résultat que l'approche des codemandeurs PCT.
Le concept d'accord implicite
122. S'il n'existe aucune exigence de forme en matière de transfert des droits de priorité, ces derniers peuvent être transférés en vertu d'un accord informel ou implicite (cf. décision allemande citée au point 72 ci-dessus, dans laquelle il a été considéré qu'un accord implicite était suffisant pour reconnaître le droit à la priorité). Dans le cas exposé dans la question II, le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée (partie A) se présente de manière active avec l'autre demandeur, à savoir le demandeur ultérieur (partie B), en tant que demandeurs auprès de l'office où la demande ultérieure est déposée. Ensemble ils revendiquent à leur profit la priorité de la demande prioritaire déposée par la partie A. Même si la demande PCT ultérieure est éventuellement déposée par un représentant commun, le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée doit avoir connaissance des détails de cette demande ultérieure et de la procédure s'y rapportant, y compris de la revendication de la priorité dont son codemandeur bénéficie également.
123. La Grande Chambre partage l'avis de la chambre à l'origine de la saisine selon lequel, dans les circonstances décrites à la question II, le dépôt mutuel démontre – en l'absence d'indications du contraire – l'existence d'un accord implicite entre la partie A et la partie B, conférant à la partie B le droit de bénéficier de la priorité pour le territoire de la CBE (décision de saisine, point 38 des motifs).
124. Le dépôt conjoint de la demande PCT ne peut pas toujours établir la preuve définitive de l'existence d'un accord implicite. Cependant, dans des circonstances normales, il peut être supposé que le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée et codemandeur de la demande ultérieure (partie A) accepte que la demande ultérieure bénéficie pleinement de la priorité pour tous les demandeurs. La partie A ou ses prédécesseurs (y compris l'inventeur) ont en principe avec la partie B un intérêt commun qui réside dans la validité de la priorité pour tous les territoires couverts par la demande PCT ultérieure.
125. La Grande Chambre conclut que, en l'absence d'indications claires du contraire, le dépôt conjoint de la demande PCT ultérieure apporte la preuve suffisante que les parties ont passé un accord implicite permettant à la partie B d'invoquer le droit de priorité qui a pris naissance avec le dépôt, par la partie A, de la demande dont la priorité est revendiquée. Comme les considérations menant à cette conclusion ne s'appliquent pas seulement dans le contexte des demandes PCT, le concept d'accord implicite et les conditions y afférentes valent de la même manière pour des codemandeurs qui déposent directement une demande européenne ultérieure si au moins l'un des codemandeurs était demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée.
126. Pour mettre en cause l'accord implicite, il serait nécessaire d'apporter la preuve qu'il n'a pas été trouvé d'accord relatif à l'utilisation du droit de priorité ou qu'un tel accord présente des vices fondamentaux. Par exemple, la partie B pourrait agir de mauvaise foi au détriment de la partie A, laquelle peut dans ce cas ne pas avoir pleinement connaissance de la demande PCT ultérieure. Un différend entre les parties à la date de dépôt concernée a été mentionné dans une observation d'amicus curiae (efpia) à titre d'exemple supplémentaire (point 3.2). Les indications factuelles mettant en cause l'accord implicite doivent être de nature substantielle et être présentées par la partie qui conteste l'accord implicite. Il convient d'évaluer l'accord implicite en vertu du droit autonome de la CBE, qui ne prévoit aucune exigence de forme en matière de transfert des droits de priorité (point 86 ci-dessus). La détermination de l'existence d'un accord implicite en vertu du droit autonome de la CBE concorde avec l'approche retenue pour la présomption réfragable du droit à la priorité (point 86 ci-dessus) et elle est appropriée au regard de l'objet de l'accord implicite, qui est régi uniquement par la CBE et la Convention de Paris.
127. Les transferts de droits privés et les accords qui les sous-tendent relèvent en principe du droit civil national, mais dans certains cas, la CBE encadre des aspects de ce droit afin d'établir des normes uniformes (cf. par exemple l'article 72 CBE sur la forme de la cession d'une demande de brevet européen, ou le développement d'un concept autonome de succession universelle dans l'affaire T 2357/12). Dans ce contexte, la Grande Chambre estime justifié de considérer l'accord qu'implique le dépôt conjoint d'une demande ultérieure comme un accord régi uniquement par le droit autonome de la CBE.
128. Un accord (indépendamment de sa forme) ne peut être retenu que contre des parties qui ont participé aux faits constitutifs de cet accord. S'ils ne sont pas intervenus dans la demande ultérieure, des codemandeurs de la demande dont la priorité est revendiquée ne peuvent pas être réputés avoir consenti à ce que les autres codemandeurs se prévalent du droit de priorité lié à la demande dont la priorité est revendiquée (cas qui sous-tend, par exemple, la décision T 844/18). Cependant, le ou les demandeurs ultérieurs peuvent toujours être en droit de revendiquer la priorité, puisque la présomption réfragable de ce droit ne dépend pas de la question de savoir si les demandeurs qui sont intervenus ont agi en qualité de codemandeurs à quelque stade que ce soit.
Conséquences pour les questions soumises
Question I – Compétence de l'OEB pour déterminer le droit à la priorité
129. Le demandeur ultérieur qui souhaite déposer une demande de brevet européen doit détenir non seulement la propriété de cette demande européenne (à savoir, le droit au brevet européen), mais également le droit de priorité si ce droit est revendiqué pour la demande européenne. Dans le contexte de la CBE et des procédures devant l'OEB, une distinction nette doit être établie entre ces deux droits. D'un côté, la propriété de la demande ultérieure relève du droit national de la propriété. Son transfert est régi par le droit national (qui doit être déterminé conformément aux règles nationales de conflit des lois) et évalué par les juridictions nationales compte tenu de l'article 60(3) CBE (points 79 s. ci-dessus). D'un autre côté, il a été démontré que le droit de revendiquer la date de priorité pour la demande de brevet européen ultérieure est un droit créé en vertu du droit autonome de la CBE et de la Convention de Paris, et dont le transfert doit aussi être déterminé en vertu du droit autonome de la CBE (points 83 s. ci-dessus).
130. Si le transfert des droits de priorité est régi exclusivement par le droit autonome de la CBE, il n'est plus nécessaire d'avoir recours à des règles de conflit de lois et à l'application du droit national, ce qui permet d'éliminer deux motifs principaux invoqués à l'encontre de la compétence de l'OEB pour déterminer si une partie est en droit de revendiquer une priorité au titre de l'article 87(1) CBE. Après avoir évalué les divers arguments tendant à reconnaître la compétence de l'OEB ou à la nier (points 83 s, points 93 s. ci-dessus), la Grande Chambre conclut que l'OEB est compétent pour déterminer le droit à la priorité.
131. Compte tenu des intérêts des parties concernées, de l'absence d'exigences de forme en matière de transfert de droits de priorité et de la nécessité, pour le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée et le demandeur ultérieur, de coopérer dans le contexte des exigences de procédure prévues à l'article 88(1) CBE, la Grande Chambre conclut que le droit à la priorité doit être présumé exister. Cette présomption doit être réfragable afin de prendre en considération les rares cas exceptionnels où la revendication de la priorité par le demandeur ultérieur apparaît comme injustifiée (points 101 s. ci-dessus).
132. S'il n'est pas satisfait aux exigences énoncées à l'article 88(1) CBE, le demandeur ultérieur est dans l'impossibilité de revendiquer la priorité pour cette seule raison. Le respect de ces exigences de procédure n'est pas couvert par la présomption réfragable. Cela se reflète dans le dispositif, dans lequel la conformité à l'article 88(1) CBE et aux dispositions correspondantes du règlement d'exécution de la CBE est énoncée comme une condition de la présomption réfragable du droit à la priorité. La présente saisine n'aborde aucun aspect quant à la manière dont ces exigences de procédure sont traitées par l'OEB.
133. Tout comme la nature et les effets du droit de priorité et du droit à la priorité, la présomption réfragable en faveur du droit à la priorité relève du droit autonome de la CBE. Cependant, il ne peut pas être exclu que, dans le contexte de la réfutation de cette présomption, le droit national doive aussi être pris en considération. Par exemple, il se peut que l'existence de personnes morales en tant que parties à des transferts de droits de priorité soit pertinente et doive être déterminée en vertu du droit national.
Question II – Droit à la priorité dans le cas dont traite la question II
134. La question II traite d'un cas spécifique dans lequel l'OEB doit déterminer le droit à la priorité (étant donné la réponse affirmative à la question I). La question concerne un groupe d'affaires dans lesquelles un demandeur autre que le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée souhaite invoquer le droit de priorité pour une demande ultérieure déposée conjointement par les deux demandeurs. Les considérations à l'origine de la présomption réfragable du droit à la priorité s'appliquent, que la demande ultérieure soit ou non une demande PCT et, en tout état de cause, lorsque le demandeur de la demande dont la priorité est revendiquée (en tant qu'individu ou en tant que groupe) diffère du ou des demandeurs ultérieurs (cf. ci-dessus points 101 s. et 107). La présomption réfragable selon laquelle le demandeur ultérieur peut invoquer le droit de priorité issu de la demande prioritaire s'applique donc pleinement au cas dont traite la question II.
135. En ce qui concerne le cas dont traite la question II, il a été suggéré d'élargir l'"approche des codemandeurs", qui est reconnue, à une "approche des codemandeurs PCT", mais la décision de saisine et la Grande Chambre ont émis des réserves à ce sujet (points 118 s. ci-dessus). La chambre à l'origine de la saisine, ainsi que certaines observations d'amicus curiae ont proposé le concept d'accord implicite comme autre raisonnement possible pour répondre par l'affirmative à la question II. La Grande Chambre partage l'avis de la chambre à l'origine de la saisine selon lequel, dans les circonstances décrites à la question II, le dépôt mutuel démontre – en l'absence d'indications du contraire – l'existence d'un accord implicite entre la partie A et la partie B, conférant à la partie B le droit de bénéficier de la priorité pour le territoire de la CBE (décision de saisine, point 38 des motifs).
136. La Grande Chambre laisse en suspens la question de la validité de l'"approche des codemandeurs PCT", mais approuve le concept d'accord implicite. Elle en conclut que, en l'absence d'indications factuelles substantielles du contraire, le dépôt conjoint de la demande PCT ultérieure apporte la preuve suffisante que les parties ont passé un accord implicite ou informel permettant à la partie B d'invoquer le droit de priorité qui a pris naissance avec le dépôt, par la partie A, de la demande dont la priorité est revendiquée.
137. Un accord ne peut pas être implicite si certains des demandeurs de la demande dont la priorité est revendiquée ne sont pas demandeurs ou codemandeurs pour la demande ultérieure (cas sous-tendant, par exemple, la décision T 844/18, point 128 ci-dessus). Cependant, la présomption réfragable du droit à la priorité peut également être appliquée dans des cas où l'un des demandeurs de la demande prioritaire n'intervient pas dans le dépôt de la demande ultérieure. Dans des contextes particuliers, le demandeur d'une demande dont la priorité est revendiquée qui n'intervient pas dans le dépôt de la demande ultérieure peut avoir des raisons de revendiquer la propriété de la demande ultérieure (dans le cadre de procédures devant les juridictions nationales) ou peut détenir des preuves de nature à réfuter la présomption du droit à la priorité dans le cadre d'une procédure devant l'OEB.
138. L'interprétation selon laquelle un dépôt conjoint constitue la preuve suffisante de l'existence d'un accord implicite sur l'utilisation conjointe du droit de priorité dans le contexte d'une demande PCT conjointe peut s'appliquer indépendamment de la présomption réfragable traitée dans le cadre de la question I soumise. L'existence d'un accord implicite dans le cas dont traite la question II peut cependant renforcer la présomption du droit à la priorité qui a été spécifiée au regard de la question I soumise.
DISPOSITIF
Par ces motifs, il est répondu comme suit aux questions de droit soumises à la Grande Chambre de recours :
I. L'Office européen des brevets est compétent pour déterminer si une partie est en droit de revendiquer une priorité au titre de l'article 87(1) CBE.
Il existe une présomption réfragable en vertu du droit autonome de la CBE selon laquelle un demandeur qui se prévaut d'une priorité conformément à l'article 88(1) CBE et aux dispositions correspondantes du règlement d'exécution de la CBE est en droit de revendiquer cette priorité.
II. Cette présomption réfragable s'applique également dans le cas où la demande de brevet européen est issue d'une demande PCT et/ou dans le cas où le ou les demandeurs ayant déposé la demande dont la priorité est revendiquée diffèrent du ou des demandeurs ayant déposé la demande ultérieure.
Dans le cas où une partie A et une partie B déposent conjointement une demande PCT i) dans laquelle la partie A est indiquée pour un ou plusieurs États désignés et la partie B est indiquée pour un ou plusieurs autres États désignés, et ii) qui revendique la priorité d'une demande de brevet antérieure dans laquelle la partie A est indiquée comme demandeur, le dépôt conjoint implique un accord entre les parties A et B qui permet à la partie B d'invoquer la priorité, à moins qu'il n'existe des indications factuelles substantielles du contraire.