CHAMBRES DE RECOURS
Décisions de la Grande Chambre de recours
Avis de la Grande Chambre de recours, en date du 16 août 1994 - G 3/93
(Traduction)
Composition de la Chambre :
Président : | P. Gori |
Membres : | J. Brinkhof |
| F. Antony |
| W. Moser |
| C. Payraudeau |
| R. Schulte |
| P. van den Berg |
Référence : Délai de priorité
Mot-clé : "Priorité - document publié pendant le délai de priorité" - "Etat de la technique - document publié pendant le délai de priorité" - "Nullité de la priorité -invention différente" - "Opinion incidente - recevabilité de la saisine"
Sommaire
I. Un document publié pendant le délai de priorité dont le contenu technique correspond à celui du document de priorité constitue une antériorité opposable, au titre de l'article 54(2) CBE, à une demande de brevet européen revendiquant cette priorité, dans la mesure où cette priorité n'est pas valablement revendiquée.
II. Il en est de même lorsqu'une revendication de priorité n'est pas valable du fait que le document de priorité et la demande de brevet européen déposée ultérieurement ne portent pas sur la même invention, la demande européenne revendiquant un objet non divulgué dans le document de priorité.
Rappel de la procédure
I. Le 23 avril 1993, le Président de l'OEB, utilisant les pouvoirs qui lui sont conférés à l'article 112(1)b) CBE, a soumis la question suivante à la Grande Chambre de recours1 :
"Un document publié pendant le délai de priorité dont le contenu technique correspond à celui du document de priorité constitue-t-il une antériorité opposable, au titre de l'article 54(2), à une demande de brevet européen lorsque la revendication de priorité n'est pas valable au motif que ladite demande comprend des éléments qui n'ont pas été divulgués dans le document de priorité ?"
II. Dans les motifs de la saisine, le Président a notamment fait référence à des décisions contradictoires concernant le point de droit susmentionné, à savoir la décision rendue par la chambre de recours 3.3.2 dans l'affaire T 301/87 (JO OEB 1990, 335) d'une part et la décision rendue par la chambre de recours 3.4.1 dans l'affaire T 441/91 (JO OEB 1993, édition spéciale, 45) d'autre part. Le Président estime que cette divergence a entraîné une importante insécurité juridique.
III. Dans l'affaire T 301/87, le demandeur revendiquait plusieurs priorités pour différents éléments de son brevet européen. A cet égard, la chambre de recours 3.3.2 a estimé que le demandeur ne pouvait revendiquer pour les différents éléments du brevet que la priorité de documents divulguant exactement les mêmes éléments. En l'espèce, elle en a conclu que deux revendications ne pouvaient bénéficier de la priorité du premier document de priorité, leur contenu n'ayant pas été divulgué dans ce document. Les deux revendications en cause ne pouvaient bénéficier que de la priorité du second document de priorité qui divulguait leur contenu pour la première fois.
Par ailleurs, la chambre de recours a estimé que le fait que le contenu du premier document de priorité ait été publié entre le dépôt de ce dernier et celui de la demande de brevet européen (version définitive) n'était opposable en ce qui concerne l'état de la technique à aucune des revendications de la demande ultérieure, y compris les deux revendications qui ne pouvaient bénéficier de la priorité du premier document de priorité. La chambre de recours a fondé sa décision sur l'article 4 B de la Convention pour la protection de la propriété industrielle - la Convention de Paris. Conformément à cette disposition, "le dépôt ultérieurement opéré" au cours de l'année de priorité "ne pourra être invalidé" par exemple par la publication, dans le délai de priorité, de l'invention telle qu'exposée par le premier dépôt. La chambre de recours a expliqué que "cela signifie en particulier qu'une telle publication ne détruit pas la nouveauté de l'invention pour laquelle la priorité est revendiquée dans la demande ultérieure, et qu'elle ne diminue pas l'activité inventive impliquée par ladite invention, compte tenu de la date de dépôt de la première demande fondant le droit de priorité".
IV. Dans la décision T 441/91, la chambre de recours 3.4.1 a considéré que la revendication 1 du brevet en cause ne pouvait dériver de priorité d'un document de priorité déterminé, au motif qu'un élément essentiel de la revendication n'y avait pas été divulgué de telle manière que l'invention définie dans la revendication 1 pouvait être considérée comme étant la même que celle divulguée dans le document de priorité. Sur cette base, la chambre de recours a conclu qu'un autre document dont le contenu technique était identique à celui du document de priorité et qui avait été publié entre la date du document de priorité et la date de dépôt de la demande européenne, faisait partie de l'état de la technique au regard de cette demande.
V. Dans les motifs de la saisine, le Président a noté, d'une part, qu'il arrive fréquemment que de nouveaux éléments et de nouvelles informations soient ajoutés dans des dépôts effectués ultérieurement par rapport aux demandes antérieures du même demandeur et, d'autre part, que les inventeurs sont souvent très désireux de publier le plus vite possible les résultats de leurs recherches. Selon la décision T 301/87, la publication de l'invention après le dépôt de la première demande ne compromet pas la protection qui peut être obtenue par la suite pour des éléments ajoutés dans une demande européenne ultérieure déposée par le même demandeur. Toutefois, d'après la décision T 441/91, la publication du contenu du premier dépôt pourrait être préjudiciable à un dépôt ultérieur contenant un élément ajouté par rapport au premier dépôt.
Le Président a également noté que la façon dont sont admises les revendications de priorité dans les Etats contractants pourrait s'écarter de l'approche adoptée dans la décision T 301/87 en ce qui concerne la détermination du droit de priorité. Cela pourrait entraîner la révocation de nombreux brevets européens par les tribunaux nationaux des Etats contractants.
Avis
1. La question de droit soumise à la Grande Chambre de recours par le Président de l'OEB concerne l'application des articles 87 à 89 relatifs à la priorité.
2. La saisine est recevable, bien que les décisions citées par le Président divergent uniquement en ce que l'une d'entre elles contient une opinion incidente (cf. T 301/87, JO OEB 1990, 335, point 7.4). En fait, la Grande Chambre de recours a pour fonction d'assurer l'application uniforme du droit. Or, même une opinion incidente peut être cause d'insécurité juridique.
3. Il peut être utile de donner un exemple pour illustrer les différentes conséquences des décisions T 301/87 et T 441/91.
Exemple
Soient les faits suivants :
- le 1er janvier 1990, un demandeur dépose une demande P1 contenant les éléments A + B ;
- le 1er février 1990, un document D contenant les éléments A + B est publié ;
- le 1er mars 1990, le même demandeur dépose une demande P2 contenant les éléments A + B + C ;
- le 1er juin 1990, le même demandeur dépose une demande de brevet européen dont la revendication 1 contient les éléments A + B et la revendication 2 les éléments A + B + C ; il revendique la priorité des demandes P1 et P2 ;
- la revendication 1 a pour objet la même invention que celle divulguée dans la demande P1 ; la revendication 2 porte sur la même invention que celle divulguée dans la demande P2 ; l'invention divulguée dans la demande P1 n'est pas la même que celle divulguée dans la demande P2 (bien qu'il y ait unité d'invention au sens de l'article 82 CBE).
01.01.90 | 01.02.90 | 01.03.90 | 01.06.90 |
P1 | Publication de D | P2 | Demande |
A + B | A + B | A + B + C | européenne |
| pas la même invention |
| Revendication 1: A + B |
|
|
| Revendication 2: A + B + C |
Le document D fait-il partie de l'état de la technique au regard de la revendication 2 ?
Conformément à la décision T 301/87, il convient de répondre à cette question par la négative, bien que la revendication 2 ne puisse dériver de priorité de la demande P1 ; selon la décision T 441/91, il faut répondre par l'affirmative car la revendication 2 ne peut dériver de priorité de la demande P1. Cela signifie que, d'après la décision T 301/87, le document D n'est pas opposable à la revendication 2 tandis que, selon la décision T 441/91, le document D est opposable à la revendication 2.
4. Les articles 87 à 89 CBE constituent une réglementation complète et autonome du droit applicable lors de la revendication de priorités pour des demandes de brevet européen (cf. décision J 15/80, JO OEB 1981, 213).
La Convention de Paris contient également des dispositions relatives à la priorité. Elle ne lie pas formellement l'OEB. Toutefois, étant donné que la CBE - selon son préambule - constitue un arrangement particulier au sens de l'article 19 de la Convention de Paris, l'intention de ses auteurs était clairement de ne pas contrevenir aux principes fondamentaux de priorité énoncés dans la Convention de Paris (cf. décision T 301/87, JO OEB 1990, 335, point 7.5 des motifs).
5. L'article 87(1) CBE indique quelles sont les personnes qui jouissent d'un droit de priorité aux fins du dépôt d'une demande de brevet européen : "celui qui a régulièrement déposé, dans ou pour l'un des Etats parties à la Convention de Paris pour la protection de la propriété industrielle, une demande de brevet..., ou son ayant cause". En outre, la disposition énonce deux conditions auxquelles il doit être satisfait. La demande de brevet européen doit concerner "la même invention" et doit être déposée pendant un délai de douze mois après le dépôt de la première demande.
L'article 4, paragraphe A, alinéa 1) de la Convention de Paris, qui correspond à cette disposition, ne mentionne pas l'objet de la demande ultérieure. On estime généralement que le dépôt ultérieurement opéré doit avoir le même objet que le premier dépôt sur lequel le droit de priorité est fondé (cf. R. Wieczorek, Die Unionspriorität im Patentrecht, Cologne, Bonn, Munich, 1975, p. 149 ; G.H.C. Bodenhausen, Guide to the Application of the Paris Convention for the Protection of Industrial Property as Revised at Stockolm in 1967, Genève 1968, article 4, para. A(1)i)).
6. L'article 88 CBE se rapporte principalement aux aspects procéduraux et formels de la revendication de priorité. Les questions de fond sont traitées conformément aux principes de base posés à l'article 87(1) CBE. L'article 88(1)correspond à l'article 4, paragraphe D, de la Convention de Paris, l'article 88(2) et (3) CBE à l'article 4, paragraphe F, de la Convention de Paris et l'article 88(4) à l'article 4, paragraphe H, de la Convention de Paris.
7. Pour ce qui est de l'effet du droit de priorité, l'article 89 CBE est rédigé comme suit : "Par l'effet du droit de priorité, la date de priorité est considérée comme celle du dépôt de la demande de brevet européen pour l'application de l'article 54, paragraphes 2 et 3, et de l'article 60, paragraphe 2".
L'article 4, paragraphe B, de la Convention de Paris correspond à l'article 89 CBE.
8. Conformément à l'article 87 CBE, la naissance d'un droit de priorité dépend de certaines conditions, l'une d'entre elles étant que la demande de brevet européen revendiquant la priorité d'une demande antérieure déposée dans un Etat partie à la Convention de Paris doit porter sur "la même invention" que celle divulguée dans ladite demande antérieure. L'article 89 se rapporte à l'effet du droit de priorité, en posant en prémisse qu'il doit être satisfait aux conditions donnant naissance à ce droit, y compris à celle selon laquelle les inventions doivent être identiques. Si ces conditions préalables ne sont pas remplies, il n'existe aucun droit de priorité et, dans ce cas, une revendication de priorité dérivant d'une demande antérieure est sans effet, que ce soit au titre de l'article 87 CBE ou de la Convention de Paris.
9. Lorsqu'une priorité est revendiquée mais ne peut être acceptée au motif que la condition essentielle selon laquelle les inventions doivent être identiques n'est pas remplie, il n'existe aucun droit de priorité. Par conséquent, la publication du contenu d'un document de priorité entre son dépôt comme demande de brevet et le dépôt de la demande de brevet européen qui en revendique la priorité constitue une antériorité opposable aux éléments de la demande de brevet européen ne pouvant bénéficier d'une priorité.
Aux Etats-Unis, la Court of Appeals for the Federal Circuit a pris une décision allant en ce sens (dans l'affaire Gosteli, 10 USPQ 2d 1614 (1989) ; GRUR Int. 1990, p 994).
10. Pour ce qui est de l'exemple donné au point 2, il résulte de ce qui précède que le document D fait partie de l'état de la technique au regard de la revendication 2 et qu'il est opposable à cette revendication.
Dispositif
Par ces motifs, il est statué comme suit :
La question de droit soumise à la Grande Chambre de recours par le Président de l'OEB doit recevoir la réponse ci-après :
1. Un document publié pendant le délai de priorité dont le contenu technique correspond à celui du document de priorité constitue une antériorité opposable, au titre de l'article 54(2) CBE, à une demande de brevet européen revendiquant cette priorité, dans la mesure où cette priorité n'est pas valablement revendiquée.
2. Il en est de même lorsqu'une revendication de priorité n'est pas valable du fait que le document de priorité et la demande de brevet européen déposée ultérieurement ne portent pas sur la même invention, la demande européenne revendiquant un objet non divulgué dans le document de priorité.
1. Le texte original de cette question est libellé comme suit :
"Kann einer europäischen Patentanmeldung eine Veröffentlichung im Prioritätsintervall, deren technischer Inhalt mit dem des Prioritätsdokuments übereinstimmt, als Stand der Technik gemäß Artikel 54(2) entgegengehalten werden, wenn die Inanspruchnahme der Priorität nicht wirksam ist, weil die europäische Anmeldung Gegenstände umfaßt, die nicht in der Erstanmeldung offenbart waren ?"