SEANCE DE TRAVAIL
La juridiction unifiée relative aux brevets
Marina TAVASSI - Présidente de la Division du tribunal de Milan spécialisée dans la propriété intellectuelle (désormais appelée "juridiction d'entreprise") - Les injonctions : l'expérience dans les pays de common law et de droit continental
Protection des titres de propriété intellectuelle et injonctions en attendant l'institution d'une juridiction unifiée en matière de brevets – l'expérience italienne
1. Création de divisions spécialisées du tribunal
Une réforme a été introduite en Italie ces dernières années concernant la protection des droits de propriété intellectuelle.
Suite au décret n° 168 du 27 juin 2003, des divisions spécialisées dans la propriété industrielle et intellectuelle ont été instituées auprès des tribunaux. En Italie, douze tribunaux de première instance et douze cours d'appel ont des divisions traitant des affaires de droit de la propriété industrielle et intellectuelle ainsi que de la concurrence déloyale et de la concurrence dans les affaires considérées comme « interférant » avec les droits de propriété intellectuelle. Lors d'une réforme plus récente (Loi n° 27 du 24 janvier 2012), il a été décidé de répartir de manière plus égale ces divisions sur tout le territoire italien et de porter leur nombre à 21 (21 en première instance, 21 en appel). Depuis septembre 2012, ces tribunaux sont appelés "juridictions d'entreprises".
Ces divisions spécialisées font partie des tribunaux de première instance et des cours d'appel des capitales régionales. Une formation de trois juges tranche les affaires.
Cette réforme a étendu la compétence de ces divisions au droit de la concurrence, au droit des sociétés et aux appels d'offres de portée européenne (jusqu'à une certaine valeur fixée par la loi).
La concentration au sein de quelques juridictions spécialisées des compétences pour statuer sur les litiges en matière de propriété intellectuelle – auparavant traités par 165 tribunaux de première instance non spécialisés et 29 cours d'appel répartis dans toute l'Italie – sur un petit nombre de divisions spécialisées permet d'améliorer l'expertise des juges qui y siègeront. En effet, ces magistrats ont une hauteur de vue supérieure à celle d'un tribunal de première instance, ce qui permettra en définitive d'apporter des réponses appropriées dans des affaires très complexes et d'envergure internationale. Nous devons pour ce faire harmoniser nos différentes approches herméneutiques pour obtenir des décisions de justice cohérentes les unes avec les autres et donc assurer la sécurité juridique. Cela devrait améliorer la fiabilité de notre système aux yeux des investisseurs étrangers qui ont tendance à évaluer la force du système juridictionnel d'un pays à l'aune de l'efficacité de ses procédures.
Conformément à la réglementation de l'Union européenne, ces divisions spécialisées ont aussi été officiellement classées comme Tribunaux pour marques, dessins et modèles européens.
Le code de la propriété industrielle, mettant en œuvre un autre aspect important de la "legge delega" n° 273 du 12 décembre 2002 a été publié par décret législatif n° 30 du 10 février 2005 (amendé par le décret législatif n° 131 du 13 août 2010). Les conséquences les plus notables de l'article 15 de la "legge delega" mentionnée plus haut sont "la division de la discipline en domaines homogènes" par "coordination formelle et substantielle des dispositions actuelles pour garantir une cohérence juridique raisonnable et systématique", "l'adéquation des normes au droit international et au droit de l'Union européenne", "la révision et l'harmonisation de la protection du droit d'auteur concernant les dessins et modèles sous l'égide de la propriété industrielle", "l'adéquation des normes à l'informatique moderne", "la mise en ordre et l'accroissement des capacités d'action de l'organe institutionnel chargé de la gestion des normes", "l'adoption d'outils appropriés de simplification et de diminution des tâches administratives".
Le code de la propriété industrielle régit les règles et la réglementation de la propriété industrielle du point de vue du fond et de la procédure.
Il est un corpus de lois rassemblant les normes nombreuses et hétérogènes autrefois couvertes par des textes de loi distincts (à l'exception de la loi sur le droit d'auteur mentionnée plus haut) et coordonne dans le même temps le traitement de ce domaine avec le code civil et les normes européennes et internationales. En revanche, le code de la propriété intellectuelle n'est pas une législation isolée : il est intégré dans la loi sur le droit d'auteur (loi n° 633 de 1941) amendée ces dernières années afin d'être harmonisée avec le droit européen et la directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle (directive 2004/48/CE).
L'accent a été mis en particulier sur la réforme des règles de procédure pour assurer une protection plus rapide et plus efficace, et pour simplifier et unifier les instruments de protection. Cette tâche a été confiée aux divisions spécialisées dans la propriété intellectuelle (et dénommées "juridictions d'entreprises").
La compétence exclusive des divisions spécialisées et le nouveau code sont les instruments indispensables à une meilleure protection du marché face à une concurrence mondiale, en vue de retrouver la compétitivité du système italien et – j'ose le dire – de permettre à notre pays de faire une avancée importante dans la protection de la propriété industrielle et dans la lutte contre la contrefaçon et l'imitation.
2. Procédure civile dans le domaine de la propriété intellectuelle
En cas de litiges en matière de propriété intellectuelle (nous utilisons le terme "propriété intellectuelle" pour désigner la propriété intellectuelle et industrielle), une action en justice peut, en Italie, être intentée dans les situations suivantes :
- contrefaçon,
- révocation ou nullité du brevet, de la marque, du dessin industriel et du droit d'auteur,
- attribution du droit au titulaire,
- dommages et intérêts,
- mesures provisoires (y compris saisies, injonctions, sanctions, publication de la décision de justice).
Toutes ces actions peuvent être introduites devant les divisions spécialisées.
Ces dernières années, les tribunaux ont travaillé dur et sont devenus hautement spécialisés. Cependant, au niveau des juridictions de première instance, un pourcentage élevé d'affaires (70 % environ) sont introduites devant les tribunaux de Milan et Rome, Milan traitant la majorité des affaires de brevet, suivis de Turin, Venise, Bologne et Naples.
Dans le système italien, il n'existe pas de « tribunaux élargis » dans ce domaine (c.-à-d. des tribunaux comprenant des experts techniques). Pour les aspects techniques d'une affaire, un expert témoin (ou un groupe d'experts) peut (peuvent) être désigné(s).
La participation d'un expert est décidée pendant la phase d'administration des preuves et cette décision est prise en fonction des questions précises que le juge veut soumettre à l'expert. L'expert effectue les recherches et présente son rapport au juge, souvent seul ou bien avec le concours d'un assistant. L'expert peut demander des éclaircissements aux parties et obtenir des informations de tiers.
Les parties peuvent s'en remettre à l'expert désigné ou peuvent choisir leur propre expert dont le rapport peut être remis à l'expert désigné par le tribunal.
Dans le système juridique italien, l'opinion d'un expert ne constitue pas une preuve : elle a pour but de compléter les connaissances techniques de base du juge pour aider ce dernier à évaluer les moyens de preuve. Le rapport de l'expert vise à expliquer au juge les règles scientifiques spécifiques au sujet concerné. Le juge procède alors à son tour à une évaluation personnelle des moyens de preuve.
Quoi qu'il en soit, le rôle de l'expert prend fin lorsque commence l'examen par le tribunal puisque celui-ci relève de la seule compétence du juge.
L'évaluation de l'expert ne lie pas le juge, mais la Cour Suprême a estimé que le juge doit expliquer les raisons pour lesquelles, le cas échéant, il n'a pas suivi les conclusions de l'expert qu'il a désigné.
Le récent amendement au code italien de la propriété industrielle (Décret législatif n° 131 de 2010) permet désormais de demander un rapport d'expert avant l'audience principale, de procéder à une évaluation préliminaire de l'affaire (concernant par exemple la validité ou la nullité d'un brevet ou des marchandises de contrefaçon), et également de régler le litige. Cette approche peut être mise à profit en vue d'un règlement rapide du litige (des controverses quant au fond) sans engager une longue procédure.
Le code de la propriété industrielle régit spécifiquement la procédure devant les divisions spécialisées et se réfère en même temps au droit italien en matière de procédure civile. Les règles sont les mêmes, avec cependant quelques particularités concernant les moyens de preuve et les mesures provisoires.
3. Degré de conviction de l'instance dans les affaires de propriété intellectuelle
En matière de preuves, le droit italien suit le principe de "l'allégation par les parties". Les tribunaux italiens peuvent seulement entendre les témoignages des parties au procès et ont peu de pouvoirs d'enquête propres. La charge de la preuve est régie par l'article 2697 du code civil italien qui dispose que "toute personne souhaitant faire valoir un droit devant le tribunal doit apporter la preuve des faits sur lesquels ce droit est fondé. Quiconque conteste ces faits ou prétend que ce droit a changé ou expiré, doit apporter la preuve factuelle sur laquelle s'appuie cette exception". Cette règle, qui indique précisément quelles sont les preuves à rapporter par le demandeur et le défendeur respectivement, joue un rôle essentiel dans la procédure puisque le règlement des différends dépend souvent de la question de savoir si l'une des parties a satisfait aux exigences de la charge de la preuve. En d'autres termes, si un demandeur n'est pas en mesure de justifier sa demande, celle-ci sera rejetée, quelle que soit l'attitude de la partie adverse (à moins que ladite partie adverse n'ait reconnu les droits du demandeur), et ce, même si le défendeur est jugé en son absence.
La charge de la preuve en matière de propriété intellectuelle est régie par les mêmes principes. L'article 121 du code civil italien prévoit que la charge de la preuve de la nullité ou de la révocation d'un droit de propriété industrielle incombe dans tous les cas à la personne qui conteste ce droit. En cas de contrefaçon, la charge de la preuve incombe au titulaire du brevet. La preuve de la révocation d'un brevet (ou d'une marque) pour défaut d'exploitation peut être rapportée par tout moyen, y compris de simples présomptions.
Le système italien des brevets ne comporte pas de procédures d'examen quant au fond telles que prévues dans la Convention sur le brevet européen. Il importe de signaler que les tribunaux italiens n'ont pas de pouvoir d'enquête en dehors des requêtes présentées par les parties, si ce n'est d'ordonner des mesures d'instruction comme par exemple des rapports rédigés par des experts désignés par le tribunal (article 61 du code de procédure civile) ou des demandes d'information adressées aux services de l'administration publique (article 213 du code de procédure civile). Les juges ne bénéficient pas d'une liberté totale pour instruire les faits d'une affaire : la loi indique précisément quelles preuves sont admissibles devant le tribunal, ainsi que la forme et les modalités selon lesquelles ces preuves sont produites et acceptées.
Les principes ci-dessus s'appliquent aussi aux brevets, à l'exception de certaines mesures spécifiques aux brevets ou de mesures faisant suite à l'adoption de lois internationales en matière de brevets par l'Italie.
La disposition transposant l'Accord sur les ADPIC dans le droit italien (Accord conclu à la session de Marrakech du Cycle d'Uruguay le 15 avril 1994 et mis en application par le décret législatif n° 198 du 9 mars 1996) confère aux juges des pouvoirs plus larges en matière de marques et de brevets : elle leur permet de rechercher des preuves et autres éléments sur lesquels fonder leurs décisions, même si ces pouvoirs doivent toujours faire suite à la présentation d'une requête par l'une des parties (ex. : communication de pièces, acquisition d'informations en provenance de la partie adverse, confiscation ou description de la preuve de la violation alléguée (provenant aussi d'un tiers), pouvoir de soumettre à un expert désigné par le tribunal des documents qui peuvent prouver la nullité du brevet).
L'Accord sur les ADPIC donne de nouveaux pouvoirs d'instruction au juge en matière de preuves et de mesures provisoires dans les affaires de brevets, marques, et dessins et modèles industriels. Il s'agit particulièrement des moyens de faire respecter les droits de propriété intellectuelle du point de vue des obligations générales (article 41), des procédures et mesures correctives civiles et administratives (articles 48, 49) et des mesures provisoires (article 50).
Les aspects les plus intéressants concernent les moyens de preuve et les injonctions (c.-à-d. l'ordre donné par un tribunal de faire cesser une contrefaçon). Les dispositions suivantes sont les plus importantes :
- Production de preuves par la partie adverse (article 121, paragraphe 2, code de la propriété industrielle) ;
- Collecte d'information par l'interrogatoire de la partie adverse (communication de pièces : article 121bis du code de la propriété industrielle) ;
- Ordre du tribunal de fournir tous les éléments nécessaires pour identifier la production et la distribution des biens ou services contrefaisants et leurs circuits de distribution (article 121, premier paragraphe, second alinéa du code de la propriété industrielle) ;
- Mesures garantissant la protection de renseignements non divulgués (recommandation conformément à l'article 39 de l'Accord sur les des ADPIC concernant la protection des renseignements non divulgués dans les affaires de concurrence déloyale ; article 121 paragraphe 3, code de la propriété industrielle) ;
- Présomption selon laquelle tout produit identique, fabriqué sans le consentement du titulaire de brevet, en l'absence de preuve du contraire, sera réputé avoir été obtenu grâce au procédé breveté (article 67 du code de la propriété industrielle) ;
- Saisie ou description de la preuve de la violation alléguée (articles 129 et 130) ;
- Possibilité pour l'expert désigné par le tribunal de se faire communiquer des documents concernant les questions posées, même si ces documents n'ont pas encore été produits durant la procédure (article 121, paragraphe 5, code de la propriété industrielle).
- Possibilité de demander la désignation d'un expert au stade précédant l'audience principale.
Cette dernière possibilité a été introduite par la réforme du code de la propriété industrielle en vertu du décret législatif n°131 d'août 2010. Ce mécanisme précédant l'audience principale permet d'évaluer rapidement les aspects techniques de l'affaire et – sur cette base – de négocier un règlement du différend.
La nouvelle règle prévoit aussi la possibilité pour l'expert désigné par le tribunal de tenter un règlement amiable direct entre les parties, avec le concours de leurs propres experts et avocats.
La nouvelle règle prévoit par ailleurs la possibilité d'obtenir, sur ordonnance du juge, des renseignements utiles pour identifier les personnes impliquées dans la production et la distribution des biens et services présumés porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle, ainsi que leurs circuits de distribution.
Nous devons prendre toutes les précautions utiles pour protéger les renseignements confidentiels comme indiqué plus haut (l'article 47 de l'Accord sur les ADPIC précise : "à moins qu'une telle mesure ne soit disproportionnée à la gravité de l'atteinte").
4. Mesures provisoires
Le titulaire du brevet, d'une marque ou d'un droit d'auteur peut obtenir des mesures provisoires à l'encontre du prétendu contrevenant. Ces mesures sont très efficaces car elles garantissent une protection immédiate. Ce type de procédures conservatoires est une réussite majeure de notre système en raison de sa très grande rapidité de mise en œuvre. On peut obtenir une décision du juge dans un délai de deux à trois mois ou – si nécessaire – en quelques jours – ou exceptionnellement – en quelques heures.
On en trouve un exemple dans la décision que j'ai prise, dans la procédure opposant Samsung et Apple, de rejeter la demande de Samsung en vue de bloquer le lancement de l'Apple iPhone 4S. J'ai rendu ma décision dans un délai relativement court – deux mois – étant donné la complexité de l'affaire (ordonnance du 5 janvier 2012).
Les mesures provisoires et les injonctions sont ordonnées par un juge unique. On peut faire appel de cette décision devant une formation de trois juges rattachés à la même division spécialisée. Le juge qui a rendu la décision dont il est fait appel ne peut pas faire partie de cette formation.
Un appel de ce type correspond à un système très efficace car il est également tranché dans un court délai.
Par ailleurs, si l'une des parties veut entamer une procédure au fond, la mesure provisoire peut devenir définitive et lier les parties à cette procédure.
Le nouveau code italien de procédure civile, ainsi que la réforme adoptée pour harmoniser le droit italien avec l'Accord sur les ADPIC et, plus récemment, le décret législatif n°131 d'août 2010, ont considérablement amendé les dispositions en matière de mesures provisoires.
Avant d'introduire une procédure ordinaire, le demandeur peut solliciter et obtenir une ordonnance de "description", une ordonnance de "saisie" ou une "injonction" interlocutoire.
La "description" est une ordonnance du tribunal autorisant le demandeur à inspecter et décrire les produits ou procédés portant atteinte à des droits de propriété intellectuelle, avec le concours d'un huissier, d'un expert judiciaire et parfois d'un photographe. L'ordonnance de description a pour objet de préserver les preuves du comportement délictuel et de son ampleur.
Une "saisie" est une ordonnance du tribunal autorisant le demandeur à bloquer les biens portant atteinte à des droits de propriété intellectuelle, afin d'éviter que le titulaire légitime ne subisse des dommages dans l'attente du jugement final. Il importe de signaler que le défendeur ne peut pas vendre les biens saisis tant que la saisie est en vigueur, mais il n'est pas interdit au défendeur de fabriquer ou de vendre d'autres biens. L'injonction représente donc un moyen efficace.
L'injonction est ainsi la mesure provisoire la plus intéressante.
"L'injonction interlocutoire" est une ordonnance du tribunal interdisant à une partie de fabriquer, d'utiliser ou de commercialiser un produit portant atteinte à un droit de propriété industrielle ou intellectuelle. Cette ordonnance est généralement renforcée par l'imposition d'une sanction pécuniaire (amende ou astreinte) pour toute violation ultérieure ou pour tout retard à se conformer à l'ordonnance du tribunal.
Le tribunal, au vu des circonstances, peut exiger la constitution d'une sûreté par le demandeur pour toutes ces mesures préliminaires et particulièrement pour une injonction, afin de garantir le paiement de tous dommages-intérêts éventuels.
Dans des cas exceptionnels, on peut obtenir une mesure provisoire sans signifier la demande à la partie adverse (c'est-à-dire ex parte), même si l'on doit normalement signifier la demande à la partie adverse après l'avoir déposée au tribunal.
Depuis la réforme de 2005 du système italien, les juges peuvent aussi ordonner la publication de l'ordonnance octroyant une injonction (et, en général, octroyant toute mesure provisoire) dans des journaux et magazines afin de donner aux consommateurs les informations nécessaires sur l'affaire et la décision du tribunal.
L'injonction est un instrument très efficace en raison de sa rapidité et du fait qu'il permet au juge de mettre fin à un comportement donné lorsque ce comportement porte atteinte à un brevet (ou à une marque, etc.) et que le préjudice subi par le titulaire du brevet risque de ne pas être suffisamment indemnisé au moment où le jugement est rendu sur le fond.
Pour évaluer les conditions nécessaires à l'octroi de cette mesure, le juge doit considérer s'il existe des preuves suffisantes du droit du titulaire du brevet et de la contrefaçon du brevet. L'enregistrement d'un brevet permet au titulaire de bénéficier de la présomption de validité du brevet. Toutefois, au cours de l'audience préliminaire, le contrefacteur présumé peut aussi présenter une demande en nullité du brevet (de la marque). Dans ce cas, le juge peut désigner un expert pour examiner le brevet, même si cela intervient dans le cadre d'une procédure conservatoire. L'expert est alors invité à présenter son rapport dans un bref délai (deux ou trois mois).
Sur la base du rapport d'expertise, le juge peut décider s'il y a lieu d'octroyer une injonction, si le brevet est valable, si le produit de la partie adverse porte atteinte au brevet et si l'ampleur de la diffusion des produits contrefaisants risque définitivement de ruiner la fiabilité et la réputation du produit protégé sur le marché.
Si tel est le cas, le juge peut immédiatement bloquer la vente du produit contrefaisant, ordonner son retrait du marché, imposer une sanction et ordonner – si nécessaire – la publication d'une décision dans des journaux et magazines.
5. Dommages-intérêts
Un autre ensemble de règles du code de la propriété industrielle régit les dommages-intérêts.
L'évaluation des dommages dans le système italien est généralement fondée sur l'article 1223 du code civil. Elle couvre la perte subie par la partie lésée/ou le créancier et la perte de profits dans la mesure où ils sont une conséquence directe et immédiate de la contrefaçon/ou de la non-exécution ou du retard. La règle est la même, qu'il s'agisse de responsabilité contractuelle ou délictuelle.
Il est intéressant de signaler qu'une disposition de l'article 125 du code de la propriété industrielle concernant les dommages dispose que le juge, sur demande de la partie lésée, peut ordonner le versement d'une somme forfaitaire déterminée sur la base des éléments de preuve produits et des présomptions qui en découlent.
Le juge devrait tenir compte de tous les aspects appropriés comme, par exemple, les conséquences économiques en termes de préjudice, y compris la perte de profits, subies par le titulaire du droit qui a été violé, les profits qu'en a tirés le contrefacteur et, le cas échéant, les aspects non économiques comme le préjudice moral causé au titulaire du droit par la contrefaçon.
La perte de profits est fixée à un montant qui ne peut pas être inférieur au montant des redevances que le contrefacteur aurait payées s'il avait obtenu la licence auprès du titulaire du droit auquel il est porté atteinte.
Le titulaire du droit peut exiger le remboursement de tous les profits dégagés par le contrefacteur, ou (comme autres possibilités) soit le remboursement pour sa perte de profit soit le remboursement de tous les profits effectués par le contrefacteur excédant sa perte de profit.
Grâce aux réformes récentes et à la mise en place des divisions spécialisées, le système judiciaire italien est désormais suffisamment solide pour relever les défis de la mondialisation et garantir la protection efficace des droits de propriété intellectuelle. Cela vaut aussi pour le domaine de l'informatique.
Le système italien de mesures provisoires et en particulier des injonctions s'est avéré très efficace. Il est donc beaucoup utilisé et la majorité des affaires débute par une demande d'injonction. De plus, dans nombre de cas où le juge a octroyé une telle injonction, cette procédure n'est pas suivie d'un jugement quant au fond. En effet, les parties sont satisfaites de l'évaluation sommaire qui a été faite lors de cette procédure. Sur la base de la décision préliminaire du juge, les parties concluent souvent un règlement à l'amiable.
6. Les règles de procédure de la juridiction unifiée des brevets
Les règles qui régissent les pouvoirs de la juridiction et les mesures provisoires et conservatoire) inscrites dans le projet d'accord relatif au brevet unifié sont similaires à celles du système italien. Il s'agit par exemple des règles qui régissent les ordonnances de production de preuves, de conservation des preuves, y compris la description, de prise d'échantillons, de saisie des biens contrefaisants et des matériels et instruments utilisés pour la production et/ou la distribution de ces biens, des documents y afférents, ainsi que de l'inspection des locaux. Dans les cas appropriés et sous certaines conditions, les tribunaux peuvent aussi ordonner la communication de documents bancaires, financiers ou commerciaux.
Le "gel des actifs" n'existe pas dans le système italien, mais il est possible d'obtenir une ordonnance similaire pour procéder à la saisie de biens situés sur notre territoire, à la nomination d'un "conservateur" et à une injonction interdisant au propriétaire d'un bien d'effectuer une quelconque opération sur ce bien, que ce bien soit situé dans son ressort de compétence ou non.
On estime que la possibilité (article 35bis, par. 4 du projet d'accord) d'octroyer une injonction (et en général toute mesure provisoire) sans que la partie adverse ait été entendue, est fondamentale, en particulier lorsque tout retard risque d'entraîner un préjudice irréparable pour le titulaire du brevet, ou lorsqu'il existe un risque raisonnable de destruction de moyens de preuve. Lorsqu'une ordonnance a été rendue dans ces conditions (la partie adverse n'ayant pas été entendue), la partie adverse doit être convoquée devant le tribunal dans un bref délai pour lui donner la possibilité d'être entendue (en vertu de la règle générale de l'article 34bis, par. 2).
En ce qui concerne les injonctions, la possibilité dans le système italien d'imposer une sanction diffère quelque peu de la situation correspondant au projet d'accord sur la juridiction unifiée. En effet, dans le cadre de ce dernier, la sanction pécuniaire est versée au tribunal (article 37bis, par. 2), tandis qu'elle est versée à la partie lésée dans le système italien. A mon avis, la solution retenue par le projet d'accord est utile en cas de violation d'une ordonnance judiciaire et elle permet au tribunal d'obtenir un avantage financier.
Cette solution est aussi très efficace lorsque l'injonction s'accompagne, dans le système européen (article 38 du projet d'accord), ainsi que dans le système italien (article 120 du code de la propriété industrielle), d'autres mesures faisant obstacle à la distribution des biens qui portent atteinte à des titres de propriété intellectuelle et empêchant toute violation future de ces droits. A cette fin, le juge peut ordonner le rappel de produits dans un circuit commercial de distribution, l'élimination de l'élément contrefaisant dans un produit et la destruction des matériels et instruments utilisés dans la production et/ou la distribution de ces biens.
A mon avis, on pourrait utilement suggérer aux juges (notre système national ne fait pas appel à ce principe qui est cependant décrit par la jurisprudence et pris en compte par les tribunaux) de mettre en balance, en termes de proportionnalité, la gravité de la contrefaçon et les mesures ordonnées par le tribunal, et de prendre en compte les intérêts des tiers (y compris des consommateurs).
J'ai appliqué ce principe dans l'affaire Samsung/Apple.
L'automne dernier, Samsung a déposé auprès de la Division spécialisée de Milan, que je préside, une requête en vue d'obtenir une injonction. Samsung sollicitait du juge qu'il interdise la vente par Apple du dernier modèle de l'iPhone sur le marché italien. Le lancement de l'iPhone 4S sur ce marché était prévu avant Noël 2011. Samsung sollicitait aussi l'octroi d'une injonction concernant les nouveaux modèles d'iPad prêts à être commercialisés.
Les questions qui m'ont été soumises étaient complexes : elles concernaient la protection de certaines "familles" de brevets détenues par la société coréenne (103 familles couvrant plusieurs milliers de brevets) de même que des problèmes liés aux brevets essentiels ainsi que la licence FRAND (équitable, raisonnable et non discriminatoire). Au cours de la procédure conservatoire, Apple a présenté une demande reconventionnelle, déclarant que Samsung avait violé le droit de la concurrence en abusant de sa position dominante, en empêchant Apple d'utiliser ses brevets et en refusant d'accorder une licence FRAND à Apple. Samsung, au vu de la demande reconventionnelle d'Apple, a sollicité un ajournement de l'audience.
L'affaire demandait une attention particulière. La décision à prendre mettait en jeu de nombreux aspects de la relation entre la concurrence et les droits de propriété intellectuelle. Ce point avait un intérêt particulier du fait de ses conséquences sur le marché et de l'intérêt financier des parties à l'audience.
Pour analyser cette affaire, j'ai commencé par étudier la relation entre les parties et le contact qu'elles avaient eu antérieurement afin de déterminer le pourcentage de redevances demandé par Samsung pour l'utilisation par Apple de ses brevets. J'ai aussi tenu compte de la fourniture de puces par les sociétés Qualcomm et Intel pour fabriquer les nouveaux modèles d'Apple, ainsi que les accords existants accordant à Qualcomm et Intel des licences sur les brevets Samsung. De plus, j'ai mis en balance les intérêts des parties et j'ai notamment tenu compte du préjudice potentiel que pourrait entraîner pour chacune des parties l'octroi ou le refus d'une injonction.
J'ai en définitive décidé de ne pas octroyer la mesure provisoire, au motif qu'Apple semblait exercer son droit en utilisant les puces Qualcomm et Intel. On pourrait y voir un « épuisement » des droits de Samsung. (Ce principe fait référence au droit italien à l'article 5 du code de la propriété industrielle (Décret législatif n° 30 du 10 février 2005). Des dispositions similaires régissent la marque communautaire (article 13 du règlement (CE) n° 207/2009 du Conseil) et les dessins ou modèles communautaires (article 21 du règlement (CE) n° 6/2002 du Conseil).
Concernant la règle 206 du projet de règlement de procédure de la juridiction unifiée des brevets, il me semble que l'on peut raisonnablement exprimer dans le texte le but d'une mesure provisoire de manière à souligner sa fonction/son étendue (ratio).
Comme vous le savez, le but principal des mesures provisoires est de veiller à ce que l'exécution d'un jugement à venir quant au fond ne soit pas entravée par les actes susceptibles d'être accomplis par une partie pendant que la procédure est en instance.
Conformément aux principes généraux de droit communément admis et à la jurisprudence de la Cour de justice internationale, une juridiction a le pouvoir d'ordonner des injonctions avant de rendre un jugement final si une action prise par une partie pendant que la procédure est en instance porte préjudice ou menace de porter préjudice à la partie adverse, de telle sorte que les droits en question ne peuvent pas être entièrement restaurés ou qu'il n'est pas possible de remédier à une contrefaçon par un jugement prononcé en faveur de la partie adverse. Dans un environnement international, il est même encore plus important de prendre rapidement des mesures provisoires et conservatoires.
Nous devons garder à l'esprit que le marché intérieur de l'Union européenne lui-même n'est toujours pas régi par un corpus de règles uniformes ou harmonisées de mesures conservatoires pour protéger les droits de propriété intellectuelle. L'article 31 du règlement 44/2001 dispose que les mesures provisoires prévues par la loi d'un Etat membre peuvent être demandées aux autorités judiciaires de cet Etat, même si une juridiction d'un autre Etat membre est compétente pour connaître du fond.
Seule l'International Law Association a présenté des propositions détaillées sur ce sujet1 et le Principe 8 des Principes ALI/UNIDROIT de procédure civile transnationale est consacré à cette question2.
Le règlement de procédure de la juridiction unifiée devrait donc clairement prévoir deux catégories générales d'ordonnances : des ordonnances qui, dans l'attente du jugement définitif, assurent le maintien du statu quo, et des ordonnances destinées à garantir le jugement définitif du tribunal en empêchant le défendeur de procéder à toute cession d'actifs dans l'attente du résultat du procès.
Les mesures provisoires et conservatoires en procédure civile internationale ont toutes deux pour effet de geler la situation car elles empêchent le défendeur de déplacer des biens qui sont indispensables à la décision finale.
Je voudrais dire ici que les règles font référence à deux exigences simples en matière de preuve : le demandeur doit prouver que son argumentation est défendable quant au fond et qu'il y a un risque réel que le jugement final soit contrecarré par une cession des actifs en question à moins que l'on empêche le défendeur de les céder.
Parallèlement à une telle ordonnance, le tribunal peut ordonner la production de documents et procéder à des interrogatoires pour localiser l'objet de la violation du droit, l'étendue de la violation et identifier les personnes impliquées dans le comportement fautif.
Les textes de droit devraient accorder une place plus grande aux effets transfrontières potentiels des mesures provisoires.
Concernant la règle 207 portant sur la "lettre de protection", je souhaiterais poser la question suivante :
Quel est l'intérêt de la « lettre de protection » si la partie adverse engage une action sur le fond au lieu de présenter une demande de mesures provisoires (dans les six mois suivant la date de réception de la lettre conservatoire) ?
Concernant la règle 209, par. 3 : il serait préférable à mon avis de convoquer une nouvelle audience dans tous les cas (après la décision de prendre des mesures urgentes), pour signifier la demande et la décision relative à la mesure provisoire à la partie adverse et confirmer (ou révoquer) la décision.
Concernant la règle 211, par. 2 : cette règle parle du « détenteur du droit » et du degré de certitude "quant à la validité du brevet dont il s'agit". N'oublions pas que l'Accord sur les ADPIC et la directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle ont créé la possibilité d'obtenir des mesures provisoires dès l'enregistrement (la demande), à condition que la demande de brevet ait été accessible au public ou aux personnes auxquelles cette demande a été signifiée.
Par. 2, déclaration finale : "cette violation est imminente", mais aussi "est immanente" lorsque cette violation est en cours.
Il manque des principes directeurs pour la description (simple description des marchandises arguées de contrefaçon, ou description de la méthode dans un procédé de brevet, ou description de tous les documents nécessaires pour prouver la contrefaçon) : voir règle 170, par. 2b, "Moyens de preuve". Une "description" est une ordonnance du tribunal autorisant le demandeur, avec le concours d'un huissier, d'un expert judiciaire et parfois d'un photographe, à inspecter et décrire les produits ou procédés contrefaisants. La description a pour fonction de conserver les preuves du comportement délictuel, sans entraîner les effets d'une saisie. L'article 35bis du projet d'accord du 19 octobre 2011 dispose que "la juridiction peut, avant même l'engagement d'une procédure au fond, à la demande d'une partie qui a présenté des éléments de preuve raisonnablement accessibles et suffisants à l'appui de ses allégations selon lesquelles son brevet a été contrefait ou qu'une telle contrefaçon est imminente, ordonner des mesures provisoires rapides et efficaces pour conserver les éléments de preuve pertinents au regard de la contrefaçon alléguée". Par. 2 : "de telles mesures peuvent inclure la description détaillée ... ou la saisie matérielle des produits litigieux et, dans les cas appropriés, les matériels et instruments utilisés pour produire et/ou distribuer ces produits, ainsi que des documents s'y rapportant".
Le projet d'accord ne précise pas comment préserver les informations confidentielles. Il n'y a également aucune disposition relative aux astreintes ou sanctions qui seraient utiles pour empêcher un non-respect de l'ordonnance. L'injonction est généralement renforcée par l'imposition d'une amende pour toute violation ultérieure ou tout retard à se conformer à l'ordonnance.
En outre, je voudrais signaler que l'Accord sur les ADPIC confère aux juges des pouvoirs plus étendus concernant les (marques et les) brevets qui leur permettent de rechercher des preuves et autres éléments pour fonder leurs décisions, bien que ces pouvoirs ne puissent être mis en œuvre que sur requête de l'une des parties (ex. : production de documents, acquisition d'information, en provenance de la partie adverse, confiscation ou description des preuves de la violation alléguée, provenant aussi d'un tiers, pouvoir de soumettre à un expert désigné par le tribunal des documents qui peuvent prouver la nullité du brevet, même si ces documents n'ont pas été produits lors de la procédure).
En matière de moyens de preuve et de mesures provisoires, l'Accord sur les ADPIC donne de nouveaux pouvoirs d'instruction au juge dans les affaires de brevet (et de marques commerciales et de dessins industriels), en ce qui concerne notamment le respect des droits de propriété intellectuelle du point de vue des obligations générales (article 41), des procédures et des mesures correctives civiles et administratives (articles 48, 49) et mesures provisoires (article 50).
On peut aussi obtenir, grâce à l'ordonnance du juge, des renseignements pour identifier les personnes impliquées dans la production et la distribution des biens et services présumés porter atteinte aux droits de propriété intellectuelle, et pour identifier les circuits de distribution.
Nous devons prendre toutes les précautions utiles pour protéger les renseignements confidentiels comme indiqué plus haut (l'article 47 de l'Accord sur les ADPIC précise : "à moins qu'une telle mesure ne soit disproportionnée à la gravité de l'atteinte").
Les mesures provisoires sont très efficaces car elles peuvent garantir une protection immédiate. Dans le système italien, par exemple, ce type de procédure conservatoire a beaucoup de succès en raison de sa grande rapidité. En deux ou trois jours (voire en quelques heures), si nécessaire, on peut obtenir une décision du juge, prise par un juge unique et dont on peut faire appel devant un collège de trois juges rattachés au même tribunal, le juge ayant rendu la décision d'origine ne pouvant pas siéger dans ce collège. Je n'ai trouvé aucune disposition comparable dans le règlement de procédure de la juridiction unifiée en matière de brevets, mais les appels devant la juridiction doivent aussi être jugés dans un bref délai pour que le système soit efficace.
Je souhaiterais vous inviter à réfléchir sur la possibilité (existant dans le système italien) de convertir une mesure provisoire en décision définitive. Si l'une ou l'autre des parties veut entamer une procédure au fond, la mesure préliminaire (la seule qui ait anticipé l'effet de la décision définitive) peut devenir définitive pour les parties à la procédure préliminaire.
Cette disposition permet d'éviter des procédures inutiles au fond, et ainsi d'alléger la charge de travail de la juridiction et de permettre aux parties de prendre elles-mêmes une décision sur leur relation à venir.
1 Association du droit international, "Principes concernant l'application des mesures provisoires et conservatoires dans le cadre des procédures internationales" (Principes d'Helsinki) (1996) 67 ILA Rep 202, 45 Am J Comp L 941 (1997), Rabels Z 62 (1998).
2 CUP Cambridge, 2006, avec une note de R. Stürner, The Principles of Transnational Civil Procedure (2005) 69 Rabels Zeitschrift für ausländisches und internationales Privatrecht 201 – 54 à 232 ff. Voir : H. Kronke E. McKendrick, R. Good, Transnational Commercial Law, Oxford University Press, 2007.