CHAMBRES DE RECOURS
Décisions des Chambres de recours techniques
Décision de la Chambre de recours technique 3.3.2, en date du 4 août 1992 T 112/92 - 3.3.2
(Traduction)
Composition de la Chambre :
Président: | P. A. M. Lançon |
Membres : | I. A. Holliday |
| S. Perryman |
Demandeur: Mars G. B. Limited Référence: Glucomannane/MARS II Article : 56 CBE
Mot-clé : "Activité inventive (non) - nouvelle utilisation évidente (à distinguer de T 59/87)"
Sommaire
Bien que, selon la décision T 59/87, l'on puisse considérer comme nouveau l'objet d'une revendication relative à une utilisation ultérieure d'une substance déjà divulguée, dans le cas où cette utilisation, quoique faisant partie du contenu intrinsèque de cette divulgation, était restée ignorée, ce même objet n'impliquera pas d'activité inventive s'il ressort de l'état de la technique qu'il existe un lien permanent solide entre l'utilisation initiale et l'utilisation ultérieure.
Exposé des faits et conclusions
I. Par sa décision en date du 24 novembre 1988, la division d'examen a rejeté la demande de brevet européen n° 82 303545.6 pour manque de nouveauté.
II. Dans sa décision T 267/89, en date du 28 août 1990, la Chambre a considéré l'objet de la revendication 1 de la demande comme nouveau et a renvoyé l'affaire devant la division d'examen pour poursuite de l'examen en ce qui concerne notamment la question de l'activité inventive.
III. Le 29 août 1991, la division d'examen a rendu une décision rejetant la demande pour absence d'activité inventive ; cinq documents ont été cités. Ceux qui gardent une importance pour la présente décision sont les suivants :
(1) JP-A-55 77870 (traduction anglaise)
(3) US-A-4269 863
(4) "Encyclopaedia of Science and Technology" (McGraw Hill), vol. 5 (1977), p. 413.
(5) "The Condensed Chemical Dictionary" (Van Nostrand) 1012 Edition (1981), p.1017.
IV. Cette décision se fondait sur les revendications 1 à 7 reçues le 19 mars 1988, la revendication indépendante 1 étant libellée comme suit:
"1. Utilisation, dans un produit alimentaire traité et non gélifié se présentant sous la forme d'une émulsion, d'au moins un glucomannane comme stabilisateur de l'émulsion".
V. Selon la division d'examen, l'état de la technique le plus proche est représenté par le document (1) qui fait allusion à l'utilisation de glucomannane comme agent épaississant pour un produit alimentaire traité non gélifié (lait de soja), mais sans mentionner son rôle de stabilisateur. Le document (3) fait également référence à l'utilisation de glucomannane comme agent épaississant.
La division d'examen a considéré que l'exposé de la demande elle-même et les documents cités (4) et (5) concouraient à montrer que les substances connues comme agents épaississants pour les émulsions ont également une fonction de stabilisateur, ce qui rendait évidente l'utilisation de glucomannane revendiquée dans la demande en cause.
VI. Le demandeur a formé un recours contre cette décision. Les arguments qu'il a invoqués tant dans l'exposé des motifs du recours que lors de la procédure orale du 4 août 1992 peuvent être résumés de la façon suivante.
Comme cela a été reconnu dans la demande, certaines substances, telles que la gomme de caroube et les éthers cellulosiques, ont été utilisées à la fois comme agents épaississants et stabilisateurs pour des émulsions. Toutefois, cela ne s'applique pas nécessairement au glucomannane. Le requérant a allégué qu'il existait de très nombreux épaississants qui ne stabilisaient pas les émulsions et vice versa.
Lors de la procédure orale, le requérant a présenté, comme constituant l'avis d'un expert, un document qui avait été publié par la suite : Walker, "Gums and Stabilisers in Food Formulations, Proceedings of 2nd International Conférence", Wrexham, Wales, juillet 1983, p. 137 à 141. Cet article met l'accent sur les interactions complexes entre les gommes, les stabilisateurs et les produits alimentaires. Les termes "gomme" et "stabilisateur" sont définis, les définitions n'étant nullement synonymes. Le requérant s'est spécialement référé à la gomme arabique, qui peut être dissoute dans de grandes quantités d'eau sans provoquer d'épaississement. Elle joue néanmoins le rôle d'émulsifiant.
Le requérant a également critiqué le fait que la division d'examen invoque les documents (4) et (5), affirmant que les dictionnaires et les encyclopédies ne s'adressent pas à l'homme du métier. Celui-ci serait mieux placé pour rédiger un dictionnaire, loin de se référer à un tel ouvrage, les définitions qu'il contient étant brèves et simplifiées à l'extrême. Le requérant a en outre mis en question la pertinence du document (3), en affirmant, premièrement, que le passage auquel il était fait référence dans la décision attaquée concernait des agents épaississants et non des stabilisateurs et, deuxièmement, que le brevet n'avait pas pour objet des émulsions.
Motifs de la décision
1. Le recours est recevable.
2. Les revendications en cause sont identiques à celles examinées dans la décision T 267/89. L'admissibilité quant à la forme de ces revendications et la nouveauté de leur objet ont été reconnues dans cette décision précédente.
3. Dans la présente décision, la seule question à examiner est celle de savoir si l'objet de la revendication 1 implique une activité inventive au sens des articles 52 (1) et 56 CBE.
3.1 La Chambre est d'accord avec la division d'examen pour dire que le document (1) représente l'état de la technique le plus proche. Selon ce document, le glucomannane est ajouté au lait de soja, c'est-à-dire "un produit alimentaire traité et non gélifié se présentant sous la forme d'une émulsion", aux termes de la revendication 1 de la présente demande. L'abrégé cité dans le rapport de recherche européenne ne donne aucune indication quant à la fonction du glucomannane. La traduction anglaise complète du document (1) révèle toutefois deux applications. Il est d'abord dit, à la page 3 (lignes 17-31), que le glucomannane est ajouté pour résoudre des problèmes de goût. Dans le même passage, l'on apprend que la fonction principale du glucomannane est d'améliorer la texture du produit, de façon à ce qu'elle ressemble à celle de la crème aigre. Ce lava de pair avec le gonflement du glucomannane (page 3, ligne 27, et page 6, lignes 10-17). En d'autres termes, le glucomannane fait fonction d'agent épaississant.
3.1.1 Par conséquent, si l'on se base sur le document (1), le problème consiste à trouver une nouvelle utilisation pour le glucomannane.
3.1.2 Le problème est résolu dans le cas de l'utilisation du glucomannane comme stabilisateur d'émulsion. Au vu de la description ainsi que des exemples divulgués dans la présente demande, la Chambre est convaincue que le problème est résolu de façon plausible.
3.2 Même si le glucomannane jouait le rôle de stabilisateur d'émulsion dans la préparation du produit visé par le document (1), cette utilisation aurait été ignorée, au sens de la décision T 59/87, JO OEB 1991,561 (motifs, point 2.3).La raison pour laquelle la possibilité d'une telle utilisation n'aurait pas été discernée réside dans le fait que d'autres substances, à savoir le carraghénane et l'ester de de saccharose, avaient été ajoutées spécialement pour faire fonction de stabilisateurs d'émulsion. Par conséquent, le seul document (1) n'aurait pas incité l'homme du métier à utiliser le glucomannane comme stabilisateur d'émulsion.
3.3 Néanmoins, il est à noter que la demande telle qu'initialement déposée ne faisait apparemment aucune distinction entre les fonctions de stabilisateur et d'épaississant (cf. par ex. revendication 1 initiale, page 1, lignes 8-10). Il est fait allusion dans toute la description à "un agent stabilisateur et/ou épaississant". Lors de la procédure orale, le requérant a fait valoir qu'il s'agissait-là d'une erreur dans sa façon de voir les choses. En effet, lors du dépôt de la demande, les deux utilisations avaient été supposées nouvelles, ce que soulignait la mention "et/ou" au lieu de "et". La revendication 1 avait alors été limitée à l'utilisation du glucomannane en tant que stabilisateur d'émulsions, du fait que son utilisation comme agent épaississant avait déjà été divulguée dans le document (1).
3.4 En dépit des divers arguments invoqués de la part du requérant, la Chambre est convaincue qu'il existe un lien entre les fonctions d'épaississant et de stabilisateur d'émulsions. Lors de la procédure orale, même le requérant a dû reconnaître qu'il était tout à fait vrai que l'épaississement et la stabilisation allaient de pair dans de nombreux cas. La définition d'"agent épaississant" donnée par le dictionnaire (5) fait référence à des "substances utilisées afin d'accroître la viscosité de mélanges et de solutions liquides et de contribuer à maintenir la stabilité de ces derniers par leurs propriétés émulsifiantes" (cf. page 1017). L'encyclopédie (4) indique que "la sensation appétissante de nombreux aliments dans la bouche ainsi que leur goût agréable sont attribuables à la texture uniforme moelleuse due aux stabilisateurs ou aux épaississants ajoutés" (cf. page 413, colonne de gauche). Le requérant a objecté qu'un dictionnaire et une encyclopédie ne pouvaient être cités comme documents opposables. Mais selon la jurisprudence des chambres de recours, les encyclopédies et les manuels standard peuvent être considérés comme représentant les connaissances générales de base (cf. T 206/83, JO OEB 1987, 5, motifs, points 5 et 6, et T 171/84, JO OEB 1986, 95, motifs, point 5). Par conséquent, à la date de priorité de la présente demande, le fait qu'une substance agissant comme épaississant pour des émulsions est également susceptible d'agir efficacement comme stabilisateur aurait fait partie des connaissances générales de l'homme du métier.
3.5 A en juger par la demande déposée initialement, le requérant, sans connaître le document (1), pensait que le problème consistait à trouver un produit de remplacement pour la gomme de caroube, qui agisse en tant qu'agent stabilisateur et épaississant dans les produits alimentaires (page 1, lignes 11-13). Le document (3) mentionne diverses substances pouvant servir d'épaississants dans des compositions aqueuses utilisées pour la préparation de nouilles (colonne 6, lignes 11-24). Le glucomannane, comme la gomme de caroube et les dérivés cellulosiques, figurent sur une liste d'épaississants possibles. Par conséquent, l'homme du métier, sachant que la gomme de caroube (un galactomannane) et les éthers cellulosiques agissent comme agents épaississants et stabilisateurs dans les émulsions (cf. la présente demande, page 1, lignes 8-10), serait amené, à la lumière du document (3), à examiner si le glucomannane, connu comme épaississant, ferait également fonction de stabilisateur (cf. décision T 2/83, JO OEB 1984, 265, motifs, point 7).
3.6 Bien que, comme cela a été mentionné au point VI ci-dessus, les définitions de "gomme" et de "stabilisateur" données par Walker dans l'article en question ne soient pas synonymes, elles suggèrent clairement l'exigence d'un lien. Selon l'une des définitions possibles figurant au bas de la page 140, un "stabilisateur" est une substance servant à éviter ou à retarder la sédimentation gravitationnelle des particules en suspension. L'épaississement d'une émulsion serait susceptible de provoquer un tel effet. Il est également à noter que, selon Walker, "la plupart des stabilisateurs utilisés en alimentation sont des gommes" (page 141, ligne 23). Le requérant a signalé que la gomme arabique peut être dissoute dans l'eau sans épaississement apparent, alors qu'elle peut servir d'émulsifiant. De l'avis de la Chambre, il pourrait s'agir là d'un exemple isolé qui n'affecterait nullement la similarité qui semble exister entre les propriétés de la gomme de caroube et du glucomannane.
3.7 La similarité entre les propriétés de la gomme de caroube et du glucomannane ressort également du tableau 2 figurant à la page 3 de la présente demande. Comme indiqué à la page 2 (lignes 14-20), la teneur en glucomannane des échantillons 3 et 4 est essentiellement la même, et, de plus, égale à la teneur en gomme de caroube utilisée dans l'échantillon 2. Les échantillons 2, 3 et 4 contiennent chacun une petite quantité de carraghénane, connu comme stabilisateur d'émulsion selon le document (1). En réponse à la question de la Chambre posée lors de la procédure orale, le requérant a déclaré que l'échantillon 2 représentait une formule commerciale connue pour de la crème glacée. Par conséquent, il appert que si la gomme de caroube était connue comme stabilisateur d'émulsions, elle n'en était pas moins ordinairement utilisée avec un autre stabilisateur d'émulsions connu, à savoir le carraghénane. Dès lors, le simple fait que le document (1) mentionne l'usage simultané du même stabilisateur, le carraghénane, avec le glucomannane, n'aurait pas dissuadé de considérer le glucomannane comme stabilisateur d'émulsions.
3.8 Les conditions des deux utilisations du glucomannane évoquées dans la présente affaire diffèrent de celles rencontrées dans le cas des deux utilisations parallèles qui ont été reconnues comme étant à la fois nouvelles et inventives dans les décisions T 59/87 (JO OEB 1991, 561) et T 231/85 (JO OEB 1989, 74).
3.8.1 Dans l'affaire T 59/87, il a été décidé que l'utilisation antérieure de composés en tant qu'inhibiteurs de corrosion dans des compositions lubrifiantes ne présageait nullement de l'utilisation ultérieure revendiquée de ces mêmes composés comme additifs réduisant le frottement. De façon analogue, il a été décidé, dans l'affaire T 231/85, que l'utilisation ultérieure de substances comme fongicides pour végétaux n'avait pas été rendue évidente par l'utilisation antérieure de ces mêmes substances comme régulateurs de croissance pour végétaux.
3.8.2 Si l'on n'avait pas disposé des connaissances générales évoquées plus haut (point 3.4), l'on aurait certes pu aboutir à une conclusion similaire dans la présente affaire. Toutefois, les paragraphes qui précèdent font clairement apparaître que si l'utilisation d'une substance comme stabilisateur d'émulsions n'est pas indissociable de son utilisation comme agent épaississant, elle a néanmoins beaucoup de liens avec elle.
3.9 En conséquence, la Chambre estime que, pour l'homme du métier qui connaît l'efficacité du glucomannane en tant qu'agent épaississant d'émulsions, il aurait été évident d'essayer au moins de déterminer s'il était également efficace comme stabilisateur. Bien que, selon la décision T 59/87, l'on puisse considérer comme nouveau l'objet d'une revendication relative à une utilisation ultérieure d'une substance déjà divulguée, dans le cas où cette utilisation, quoique faisant partie du contenu intrinsèque de cette divulgation, était restée ignorée, ce même objet n'impliquera pas d'activité inventive s'il ressort de l'état de la technique qu'il existe un lien permanent solide entre l'utilisation initiale et l'utilisation ultérieure. Pour cette raison, la revendication 1 est dénuée de l'activité inventive nécessaire et n'est pas admissible. En l'absence de toute requête subsidiaire, les revendications 2 à 7, qui portent sur des modes de réalisation préférés de l'objet de la revendication 1, doivent subir le même sort.
4. Au cours de la procédure, la Chambre a noté que le dictionnaire (5), cité par la division d'examen, avait été publié en 1981. Compte tenu de la date de priorité, à savoir le 7 juillet 1981, il se pourrait qu'il ne soit pas compris dans l'état de la technique publié au sens de l'article 54 (2) CBE. Toutefois, puisque la neuvième édition de ce même dictionnaire, publiée en 1977, contenait pour l'essentiel la même définition d"'agent épaississant", la Chambre n'a pas jugé opportun de vérifier, à ce stade, quelle était la date exacte de publication.
Dispositif
Par ces motifs, il est statué comme suit :
Le recours est rejeté.