SEANCE DE TRAVAIL
La juridiction unifiée relative aux brevets
Paul GALLAGHER - Barrister, Conseil de l'Ordre des avocats d'Irlande - Injonction – pratiques des juridictions relevant de la Common Law et de droit civil
Introduction
1. En 1852, Rudolf von Jhering, grand juriste allemand et père de l'école sociologique du droit, se plaignit du fait que la science juridique était devenue un sujet mineur.1 Ce n'est heureusement plus le cas. Les hommes de loi dans tous les pays de systèmes de droit différents sont de plus en plus conscients de l'importance de comprendre les autres systèmes et des bénéfices que l'on peut tirer du partage de connaissances et d'expériences quant à la façon dont ces autres systèmes règlent des problèmes communs.
2. Dans un univers toujours plus mondialisé et dans le cadre de l'Union européenne qui a harmonisé ou rapproché le droit applicable de nombreux systèmes juridiques différents dans de multiples domaines, on ne soulignera jamais assez l'importance d'encourager la compréhension des différents systèmes. Je voudrais aujourd'hui parler de deux grands systèmes juridiques : le système de la Common Law et le système civiliste ("les Deux Systèmes"). Ces deux systèmes ont chacun beaucoup à apprendre l'un de l'autre. Au niveau de l'Europe, la compréhension des Deux Systèmes doit permettre d'éviter les conflits inutiles et les difficultés nés de l'harmonisation ou du rapprochement des droits applicables dans des systèmes juridiques différents.
3. En tant qu'Attorney General, j'ai souvent constaté des incompréhensions au niveau européen sur certains aspects de la Common Law et j'ai eu des difficultés à faire intégrer les approches différentes de la Common Law dans les nouvelles mesures juridiques, ou du moins à faire en sorte que ces approches ne soulèvent pas de problèmes inutiles. On peut la plupart du temps intégrer les différences entre les Deux Systèmes. Il est frustrant de constater que cette intégration parfois ne peut se réaliser du fait d'incompréhensions ou de la croyance erronée selon laquelle l'intégration du système de Common Law posera des problèmes de cohérence législative et d'objectifs.
4. De réelles différences existent entre les deux systèmes de même que de très importantes similitudes. En préparant mon intervention, j'ai été frappé par les grandes ressemblances existant entre les Deux Systèmes (en particulier entre la Common Law et le droit allemand et français) qui, en matière de respect des droits de brevets, prévoient tous deux la délivrance d'injonctions. Cette convergence des règles juridiques tient au but ultime que poursuivent ces deux systèmes, à savoir : la loi doit promouvoir l'innovation et créer un environnement favorable à l'innovation et à l'investissement.
5. Le premier considérant de la Directive 2004/48 ("Directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle") reconnaît explicitement la nécessité de créer un tel environnement favorable à l'innovation et à l'investissement et reconnaît également que la création du marché intérieur implique l'élimination des restrictions à la liberté de circulation et des distorsions de concurrence. Ce considérant reconnait que la protection de la propriété intellectuelle est un élément essentiel pour le succès du marché intérieur et qu'il faut donc en particulier rapprocher les règles juridiques assurant le respect des droits de propriété intellectuelle. L'adhésion de tous les pays européens à la Convention de Paris et au PCT et l'adhésion à la CBE (pour les pays de l'Union européenne), de même que les conséquences des traités de l'Union européenne et de la législation en matière de brevets, ont permis un net rapprochement des droits nationaux des brevets partout en Europe, l'une des principales différences portant sur l'interprétation des revendications en contrefaçon et des procédures de révocation.2
6. En tant qu'hommes de loi baignant dans nos propres systèmes, nous avons tendance à tenir pour acquis que notre système fournit les meilleures solutions juridiques. Or, à l'évidence, chaque système peut tirer des enseignements de l'autre. En effet, l'information ne connaît pas de frontières. La communauté mondiale bénéficie généralement de la diffusion de l'information, de la meilleure compréhension et des progrès engendrés par les nouvelles informations. Le domaine du droit pourrait être à première vue considéré comme une exception dans la mesure où les informations sur le droit et l'évolution du droit produisent, du moins dans un premier temps, avant tout des effets sur les acteurs du système juridique où ces informations et cette évolution interviennent. Toutefois, il appert rapidement que la compréhension du fonctionnement et de l'évolution des règles juridiques, quel que soit le lieu de naissance de ces règles, peut présenter un intérêt pour d'autres systèmes juridiques. Si l'on admet que le droit fournit le cadre fonctionnel de la société et que la courbe d'utilité de la société dépend de la qualité des lois, alors toute information qui contribue à améliorer le rendement et l'efficacité du système juridique revêt une grande importance.
7. Nos vies sont de plus en plus régies par des règles juridiques qui doivent naître des meilleurs raisonnements et produire les meilleurs résultats possibles : il y va de l'intérêt de tout un chacun. Cet objectif est facilité par notre ouverture d'esprit à l'évolution des autres systèmes juridiques et par notre meilleure compréhension des questions juridiques sur la base des enseignements de ces autres systèmes et de l'adoption, le cas échéant, des solutions que ceux-ci fournissent. Ces règles juridiques peuvent avoir des effets considérables et inattendus sur la société et l'économie. Aux Etats-Unis, le juge Richard Posner et le professeur Cass Suntein, ainsi que de nombreux autres spécialistes, ont beaucoup étudié et commenté cette question. Souvent, ce sont bien entendu les organes législatifs du pays et non les juges qui adoptent ces solutions. Ce sont néanmoins les juges et les juristes qui, par leurs jugements et leurs travaux juridiques, fournissent souvent l'information servant de base à l'action des organes législatifs.
8. Nous vivons à une époque d'accélération du progrès technologique alimenté par un flot de nouveaux produits dû à la concurrence, l'ouverture, la connectivité et l'expansion rapide de l'activité humaine. Il est difficile d'assurer que le droit évolue de manière adaptée aux changements de grande ampleur et terriblement rapides, et ce, sans les freiner. En informatique, par exemple, nous sommes passés en l'espace de soixante ans des ordinateurs à tube à vide occupant des salles entières à la puce électronique omniprésente, affranchie de l'ordinateur et dispersée dans l'environnement. Les juristes sont souvent critiqués au motif, très infondé, qu'ils ne s'adaptent pas à l'évolution de la société et des changements intervenant hors de la sphère juridique dont la loi doit tenir compte. Il est toutefois réconfortant de noter que d'autres sont encore souvent plus coupables à cet égard. Il y a un peu plus d'un siècle, en 1899, Charles Duell, Commissaire de l'Office américain des brevets a prononcé cette phrase célèbre :
"Tout ce que l'on peut inventer a été inventé."
Evolution du droit de l'Union européenne
9. Avant d'étudier les différences entre les Deux Systèmes, il convient de mentionner brièvement les évolutions au niveau de l'Union européenne qui ont eu des effets sur ces systèmes. Ces lois ont pour but de dresser un cadre juridique favorisant et protégeant l'innovation.
10. Tel est l'objectif de la Directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle qui vise à rapprocher les droits et à gommer les disparités importantes entre les systèmes juridiques des différents Etats membres en matière de respect du droit des brevets. Il est certain que la Directive a atteint son objectif même si les systèmes assurant le respect des droits de propriété intellectuelle dans les différents Etats membres peuvent très grandement différer les uns des autres3.
11. L'article 1 de la Directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle concerne les mesures, procédures et réparations nécessaires pour assurer le respect des droits de propriété intellectuelle, et ce, sans préjudice de tous droits plus favorables consacrés par la législation nationale. De toute évidence, la Directive a eu des effets plus importants dans certains Etats membres que dans d'autres. En Irlande, les règlements d'exécution4 sont très peu nombreux et traitent principalement des ordonnances de divulgation d'information visées à l'article 8 de la Directive et du rappel, de la mise à l'écart ou de la destruction de marchandises visés à l'article 10. Il n'était donc pas nécessaire d'adopter d'autres modalités d'application puisque le droit irlandais prévoyait déjà des réparations, dont la possibilité pour les tribunaux d'émettre des injonctions et des ordonnances auxiliaires. La Directive matérialise la reconnaissance par les tribunaux dans tous les pays de la nécessité d'étendre les réparations disponibles pour protéger les droits de propriété intellectuelle dans le monde technologique moderne.
12. Les ordonnances "Anton Piller" et "Megaleasing" fournissent d'importantes mesures correctives pour sauvegarder des preuves en vue des procès, en sorte que ces procès ne soient pas affectés par le manque de preuves. Une ordonnance "Anton Piller" est adressée à un défendeur personnellement. Elle exige de lui qu'il permette immédiatement au demandeur et à l'avocat de celui-ci d'entrer dans des locaux pour rechercher, inspecter, copier et prendre possession de certains objets spécifiés, et qu'il indique sans délai à l'avocat du demandeur la localisation de ces objets spécifiés. Le demandeur n'est pas autorisé à pénétrer de force dans les locaux du défendeur et doit demander la permission au défendeur, mais un refus de ce dernier constitue un outrage au tribunal. La norme que doit observer une personne qui sollicite une ordonnance Anton Piller ex parte est plus exigeante que celle requise pour une injonction interlocutoire. Selon le juge Smyth dans l'affaire Microsoft Corporation v Brightpoint Ireland Limited5, la norme applicable est l'existence de fortes présomptions en faveur du demandeur. Le tribunal est aussi compétent pour délivrer une ordonnance dite "ordonnance Bayer"6 afin d'assurer une meilleure efficacité dans l'exécution d'une ordonnance Anton Piller. Ces ordonnances (délivrées à titre exceptionnel) empêchent le défendeur de quitter le ressort du tribunal sans autorisation de celui-ci et l'obligent à remettre son passeport et d'autres documents de voyage aux avocats du demandeur.7
13. La Cour suprême a reconnu dans l'affaire Megaleasing (UK) v Barrett8 que les tribunaux ont également compétence (à exercer avec discernement) pour octroyer une ordonnance de divulgation de documents dans le cadre d'une action intentée uniquement dans ce but, en cas de preuve évidente d'infraction, lorsque l'on cherche à établir l'identité des personnes responsables. Une demande en ce sens a été reçue par le tribunal dans l'affaire EMI Records (Ireland) v Eircom Limited9 où le juge Kelly a exigé des défendeurs (qui n'étaient pas eux-mêmes fautifs) qu'ils divulguent au demandeur les noms, adresses et numéros de téléphone de certains propriétaires enregistrés de comptes Internet, étant donné qu'il existait des présomptions d'activité illégale, à savoir la contrefaçon par les abonnés du défendeur du droit d'auteur du demandeur. Il existe en Angleterre un type d'ordonnance similaire appelé "ordonnance Norwich Pharmacal"10.
14. Il est particulièrement pertinent pour la présente discussion de mentionner l'obligation qui est faite aux Etats membres par l'article 9 de la Directive de veiller à ce que les tribunaux soient compétents pour émettre des injonctions interlocutoires à l'encontre d'un contrevenant supposé afin de prévenir toute atteinte imminente à un droit de propriété intellectuelle et d'ordonner la saisie ou la remise de marchandises soupçonnées de porter atteinte à un droit de propriété intellectuelle. Il est demandé aux Etats membres de veiller à ce que les mesures provisoires visées par la Directive puissent, dans les cas appropriés, être adoptées sans que le défendeur soit entendu, en particulier lorsque tout retard serait de nature à causer un préjudice irréparable au titulaire du droit. La Directive relative au respect des droits de propriété intellectuelle ne spécifie bien évidemment pas le fondement sur lequel ces mesures peuvent être adoptées par les tribunaux et l'on va voir dans ce qui suit que les Deux Systèmes ont une approche différente à cet égard.
L'Injonction selon le droit irlandais
15. La Loi irlandaise en matière de brevets de 1992 telle qu'amendée par la Loi de 2006 transpose la Convention sur le brevet européen dans le droit national. L'article 47 de la Loi de 1992 prévoit une procédure civile pour contrefaçon de brevet et stipule que cette procédure peut inclure une demande d'injonction pour faire cesser la contrefaçon.11 Cette disposition législative reconnaît une compétence qui existait déjà depuis le Judicature (Ireland) Act de 1877.
16. Les demandes d'injonction sont introduites auprès de la Haute Cour et sont maintenant invariablement soumises au Tribunal de commerce, conformément à l'ordonnance 63A du Règlement des Cours Supérieures. Le Tribunal de commerce, outre l'examen des demandes par des juges spécialisés dans les questions de propriété intellectuelle, examine les demandes interlocutoires dans un bref délai et efficacement, et instruit également le procès lui-même.
17. En cas d'extrême urgence, le droit irlandais prévoit la délivrance d'une injonction provisoire ex parte dans l'attente d'une demande rapide de mesures provisoires qui seront notifiées ensuite au contrevenant supposé. Cependant, ces injonctions provisoires sont accordées de façon très parcimonieuse. En effet, le tribunal estime normalement qu'il n'y a pas de raison, dans la plupart des cas, pour qu'une demande d'injonction ne soit pas notifiée à un contrevenant supposé, même si cela implique que la contrefaçon subsiste pendant quelques jours. En cas d'urgence, le tribunal accorde au demandeur la possibilité de servir une assignation à retourner dans un délai de un à deux jours. Lors de cette audience préliminaire, le contrevenant supposé s'engage souvent à ne pas continuer la contrefaçon alléguée dans l'attente de l'audience qui examinera la demande interlocutoire. Cela donne au défendeur davantage de temps pour répondre aux arguments du demandeur.
18. La décision de la Cour suprême dans l'affaire Campus Oil v Minister for Industry Energy & Others (No. 2).12 expose les fondements juridiques sur lesquels le tribunal peut adopter une mesure provisoire préalablement au procès. Dans cette affaire, les défendeurs, par demande reconventionnelle, demandaient au tribunal de prendre une mesure provisoire exigeant des compagnies pétrolières plaignantes qu'elles continuent d'acheter du pétrole auprès de la raffinerie de l'Etat. La décision antérieure de la Cour suprême de 1961 dans Education Company of Ireland Limited v Fitzpatrick and Others13 pouvait dans les faits s'appliquer en l'espèce mais la nouvelle décision a levé tout doute quant au test à appliquer. Dans l'affaire Campus Oil, la Cour suprême a clairement indiqué qu'il suffit au plaignant sollicitant l'octroi d'une injonction d'établir l'existence d'une "question sérieuse" à examiner pour satisfaire à la première condition (la solidité de la demande) afin d'obtenir une injonction interlocutoire. Le plaignant ne doit pas nécessairement prouver qu'il existe une présomption sérieuse en sa faveur ou qu'il aurait probablement gain de cause au procès. Ce point de vue s'explique par la nature des audiences interlocutoires nécessairement de courte durée, ainsi que leur format ne permettant pas au tribunal de trancher les questions de crédibilité étant donné que les éléments de preuve sont communiqués sous serment et que les témoins ne sont pas soumis à un interrogatoire contradictoire. La Cour suprême a indiqué que l'obligation de démontrer une présomption sérieuse impliquerait que le tribunal tranche une question devant faire l'objet du procès proprement dit. Dès lors qu'un argument sérieux a été présenté, le tribunal doit examiner si les autres exigences pour accorder au plaignant des mesures provisoires sont satisfaites. De ce point de vue, la Cour a approuvé l'analyse de Lord Diplock dans la décision American Cyanimid v Ethicon de la Chambre des Lords comme étant l'approche correcte pour prendre en compte ces exigences.14
19. Par conséquent, en Irlande, les tribunaux n'ont pas pour fonction, au stade de l'injonction interlocutoire, d'essayer de résoudre les conflits au niveau des preuves factuelles produites sous serment, ou de trancher des questions de droit difficiles qui exigent des argumentations détaillées et une mûre réflexion. Ces questions doivent être traitées lors du procès lui-même et doivent être abordées sous l'angle des conséquences commerciales d'une injonction dès lors qu'un argument sérieux a été exposé. Cela veut dire que, dans le système juridique irlandais, un procès doit comporter une audience et un examen très approfondi et très détaillé des preuves avancées, ainsi qu'une évaluation de la crédibilité des témoins. La pratique consistant à exiger du demandeur un engagement quant aux dommages-intérêts lors de l'octroi d'une injonction interlocutoire, contribue notamment à l'observation par le tribunal de ce que Lord Diplock a décrit comme étant "l'un des principes importants : s'abstenir d'émettre un avis sur le fond de l'affaire avant le procès."
20. Dès lors qu'un argument sérieux a été avancé, le tribunal examine la question de savoir s'il doit octroyer une injonction, ce qui implique pour le tribunal de considérer si des dommages-intérêts seraient un recours suffisant pour le demandeur. Dans l'affirmative, le tribunal ne délivre aucune injonction. Dans la négative, dans la mesure où un engagement quant aux dommages-intérêts indemnise le défendeur de tout dommage subi par lui du fait qu'il est empêché, dans l'attente du procès, de faire ce qu'il a le droit de faire, il n'y a pas de raison de refuser une injonction interlocutoire. En cas de doute sur la suffisance du recours envisagé sous forme de dommages, le tribunal met alors en balance les intérêts, ce qui implique en fait non pas une évaluation des intérêts, mais de la justice de la cause.
21. Pour déterminer si des dommages-intérêts sont un recours suffisant, le tribunal est guidé par le principe énoncé dans l'affaire Curust Financial Services Limited v Loewe15 où celui qui était alors Chief Justice Finlay a déclaré :
"La perte subie par Curust, si la société obtient gain de cause dans cette instance et en l'absence d'une injonction interlocutoire, est manifestement et uniquement une perte commerciale enregistrée sur ce qui était apparemment un marché stable et bien établi. Dans ces circonstances, c'est une présomption de perte que l'on doit pouvoir évaluer en termes de dommages-intérêts, aussi bien du point de vue de la perte effectivement subie jusqu'à la date où ces dommages-intérêts doivent être évalués, que du point de vue des pertes futures probables. La difficulté à évaluer ces dommages, qu'il faut distinguer de l'impossibilité complète à faire cette évaluation, ne doit pas de mon avis être une raison pour déclarer que l'octroi de dommages-intérêts constitue un recours suffisant. Dans la mesure où la question devait être tranchée par les déclarations sous serment et où la Haute Cour n'en a pas tiré les conclusions étant donné que le juge de première instance a estimé que les dommages-intérêts n'étaient pas un bon recours pour d'autres raisons, et dans la mesure où je ne suis pas d'accord avec ce point de vue, je dois, en fonction des preuves produites sous serment, décider s'il a été établi à ce stade selon toute probabilité pour les besoins de l'injonction interlocutoire, que les dommages-intérêts ne seraient pas un recours suffisant en raison du risque véritable de débâcle financière des sociétés Curust".
La difficulté possible du calcul de dommages-intérêts ne veut pas dire que ces dommages ne constituent pas un recours légal suffisant.
22. Pour mettre en balance les intérêts, le tribunal exerce son pouvoir souverain d'appréciation et tient compte de tous autres facteurs qui paraissent pertinents pour le différend dont il s'agit. En général, le tribunal préserve le statu quo dans l'attente du procès, c'est-à-dire qu'il préserve la situation existante au moment où la procédure a débuté. Toutefois, si le demandeur sollicite l'injonction interlocutoire avec un retard inhabituel, c'est le statu quo au moment de la demande d'injonction qui est retenu. Dans chaque cas d'espèce, il revient au tribunal de déterminer les facteurs à prendre en compte pour mettre en balance la justice et l'importance à attribuer à ces facteurs qui diffèrent d'un cas à l'autre.
23. Certaines décisions de justice donnent à penser que la distinction entre la suffisance des dommages et la mise en balance des intérêts est davantage une question de sémantique qu'une question de fond.16 Il est clair cependant que les tribunaux ne mêlent pas ces deux aspects.17 Ce point est important. En effet, les deux tests ont pour but de décider s'il est nécessaire et approprié d'octroyer une injonction. Or, si des dommages-intérêts sont un recours suffisant pour le demandeur, l'injonction est nécessairement inappropriée et ne doit donc pas être accordée, et ce, même si le droit enfreint est un droit de propriété. Le fait que le droit enfreint est un droit de propriété est un facteur à prendre en compte plutôt pour la mise en balance des intérêts et qui fera pencher la balance en faveur du demandeur au cas où les dommages-intérêts ne seraient pas un recours suffisant.
24. Dans l'affaire SmithKline Beecham18, le tribunal a clairement déclaré que l'octroi d'injonctions interlocutoires dans les procédures pour contrefaçon de brevet n'est pas un signe d'hostilité ou autre. Le test est le même que dans n'importe quelle autre affaire. En mettant en balance les intérêts dans les affaires de brevet, le tribunal prend évidemment en compte le fait que le défendeur a commencé à commettre des actes en pleine connaissance de la plainte dirigée contre lui.
25. Normalement, lorsque, par exemple, un défendeur est prêt à tenir une comptabilité de toutes les ventes du produit supposé contrevenir au brevet et qu'un procès peut se tenir dans un bref délai, le tribunal n'octroiera pas d'injonction interlocutoire, à moins que les demandeurs ne puissent arguer d'un élément particulier entraînant une perte irréparable.
26. Le demandeur ne doit pas tarder à solliciter une injonction. Un retard peut entraîner un refus d'octroyer l'injonction par le tribunal dans l'exercice de son pouvoir discrétionnaire. Un retard ne fait toutefois pas automatiquement obstacle à l'octroi d'une injonction et les règles en matière de retard ne sont pas aussi strictes que dans de nombreux pays de droit civiliste.
27. Pour obtenir l'octroi d'une injonction, qu'elle soit provisoire ou interlocutoire, le demandeur doit souscrire un engagement quant aux dommages-intérêts qui consiste à s'engager à indemniser le défendeur de tous dommages subis par ce dernier en raison de l'injonction au cas où il apparaîtrait lors du procès que cette injonction n'aurait pas dû être octroyée.
28. Une lettre de revendication exigeant l'arrêt de l'activité de contrefaçon est presque toujours envoyée préalablement à la demande d'injonction. Le fait de ne pas envoyer cette lettre n'est pas en soi un obstacle à l'octroi d'une injonction, mais cela pourrait entraîner des conséquences au niveau des coûts si le tribunal venait à estimer que l'initiation de la procédure n'était pas nécessaire.
29. L'injonction est un recours légal majeur en droit irlandais. En effet, le manquement à une injonction constitue un outrage au tribunal.
La position en droit anglais
30. En termes généraux, la position en droit anglais est fondamentalement la même qu'en droit irlandais. Toutefois, il existe un domaine où les deux systèmes de droit peuvent différer. Au Royaume-Uni, selon un certain courant d'opinion, il est possible, dans certaines circonstances et dans la mise en balance des intérêts, de prendre en compte la solidité de la position de chacune des parties.19 C'est la décision de Sir Robin Jacob dans l'affaire SmithKline Beecham v Generics UK Limited20 qui permet le mieux de comprendre cette question.
31. Dans cette affaire, les prétendus contrevenants faisaient leurs préparations pour entrer sur le marché en obtenant une autorisation de mise sur le marché sans en informer d'une quelconque manière les titulaires du brevet. Ils n'étaient pas obligés de le faire. Le tribunal avait à se pencher sur la période entre octobre et mars où le procès devait avoir lieu. Le produit commercial des titulaires du brevet était vendu sous la marque "Seroxat" et représentait une part importante de leurs ventes. Le défendeur était un fabricant de génériques. L'affaire était compliquée par le fait que les titulaires du brevet avaient récemment conclu un contrat de fournitures avec un fournisseur bien connu de génériques. Le défendeur reconnaissait que l'argumentation des titulaires du brevet était défendable.
32. Le juge Jacob a déclaré avoir toujours estimé que l'éventuelle généralisation de la décision dans l'affaire Cyanamid pourrait poser problème. Il a cité le juge Hoffman qui a parlé un jour de "la mise en balance du risque d'injustice" pour une partie ou l'autre. Ne pas tenir compte dans la mise en balance des risques des probabilités d'une partie de gagner lui avait toujours semblé curieux en principe. D'autres pays dans le monde comme l'Allemagne, la France, les Pays-Bas et les Etats-Unis ne suivent pas cette voie.
33. Le juge a estimé que si, en l'espèce, l'évaluation de la probabilité de succès doit traîner en longueur et être compliquée, cela revient à dire que l'on ne peut pas véritablement évaluer le risque, ce qui est le cas dans l'affaire American Cyanamid. Les règles posées par Cyanamid ont véritablement un sens lorsque l'on ne peut pas raisonnablement évaluer les probabilités de succès d'une partie comme de l'autre. Selon le juge, c'était le cas dans l'affaire qu'il avait à juger.
34. Le juge Laddie a fait une déclaration similaire dans l'affaire Series 5 Software.21 D'après lui, la solidité de la position des parties respectives pourrait être une question à traiter une fois que tous les autres tests ont été appliqués. Selon ses propres termes :
"Tout juriste expérimenté dans les procédures interlocutoires sait qu'il est souvent facile de déterminer celle des parties qui est le plus susceptible de remporter le procès, en fonction des éléments de preuve fournis sous serment et des documents produits en même temps. S'il appert d'après ces preuves et documents que la solidité de la position de l'une des parties est bien plus grande que celle de l'autre partie, le tribunal doit en tenir compte, faute de quoi cela reviendrait à exclure un facteur important et à faire peu de cas de la souplesse revendiquée par le juge dans l'affaire American Cyanimid."
35. En Irlande, cette approche n'est généralement pas acceptée22 et on estime en particulier que la décision de la Cour suprême dans Westman Holdings Limited v McCormack l'exclut. Je ne suis pas d'accord étant donné que cette question n'a pas été spécifiquement abordée dans l'affaire Westman Holdings. On conviendra généralement, me semble-t-il, de l'impossibilité dans la plupart des cas d'évaluer la solidité de la position de chacune des parties tout en reconnaissant que cette évaluation est possible dans certains cas en raison de la non contestation des faits et de l'absence de question de droit particulièrement compliquée. Dans ce genre de situation, la non-prise en compte de l'évaluation de la solidité des positions se justifie mal si la mise en balance des intérêts est par ailleurs équilibrée. Ne pas en tenir compte reviendrait à conférer un avantage injustifié à l'une des parties, avantage qui n'est fondé sur aucun principe de droit. L'ancien Chief Justice Keane a formulé une opinion extrajudiciaire23 selon laquelle le tribunal, dans ces circonstances, peut tenir compte de la solidité comparée des positions des parties. Un demandeur bénéficie déjà d'un avantage important car il n'a qu'à démontrer l'existence d'une question sérieuse à juger. Cet aspect du test pour octroyer l'injonction est très favorable au demandeur. Les deux autres aspects du test ne sont pas plus favorables au demandeur qu'au défendeur. A titre exceptionnel, on ne voit pas très bien pourquoi le tribunal ne pourrait pas prendre en compte la solidité de la position du demandeur lorsque cela est possible, pour mettre en balance les intérêts. Les raisons de ne pas prendre en compte la solidité respective de la position des deux parties ne s'appliquent pas dans ces circonstances limitées, mais il faut reconnaître qu'il est rarement possible d'évaluer la solidité des positions des parties dans le système de la Common Law qui privilégie les dépositions orales.
36. La décision dans l'affaire SmithKline Beecham fournit aussi un exemple de l'approche suivie par les tribunaux anglais sur la question des dommages-intérêts et de la mise en balance des intérêts. Le juge Jacob a jugé que les dommages-intérêts ne seraient pas un recours suffisant pour l'une ou l'autre des parties. Il a conclu que s'ils entraient sur le marché, les défendeurs pouvaient pratiquer le prix le plus bas qu'ils souhaitaient. Ce prix ferait l'objet d'une concurrence à la baisse, laquelle concurrence aurait pour effet de forcer les titulaires du brevet à baisser leurs prix également. Par conséquent, l'entrée des défendeurs sur le marché entraînerait une spirale potentielle à la baisse des prix. Les défendeurs proposaient de verser des dommages-intérêts au cas où les titulaires du brevet gagneraient leur action, chaque vente effectuée par les défendeurs faisant l'objet d'une indemnité équivalente versée au demandeur. Cela n'indemniserait toutefois pas les titulaires du brevet pour la perte de parts de marchés qu'ils ne pourraient probablement pas récupérer. Le tribunal a conclu que les titulaires du brevet subiraient probablement des pertes en termes de prix et de parts de marché et que ces pertes risquaient d'être très importantes et impossibles à calculer. Quant aux défendeurs, ils étaient en avance sur les autres sociétés de fabrication de génériques et ils perdraient cet avantage. De l'avis du juge, la perte de cet avantage n'était pas quantifiable non plus. Cependant, le juge a conclu que les dommages subis par le demandeur étaient probablement bien plus élevés que ceux du défendeur. Le juge a tenu compte dans une certaine mesure de l'affirmation du demandeur selon laquelle ses recherches en cours sur d'autres indications étaient menacées, ce qui serait probablement le cas si le produit ne devait plus être rentable.
37. Pour la mise en balance des intérêts, le juge Jacob a estimé que les défendeurs connaissaient depuis longtemps le brevet et qu'ils savaient, lorsqu'ils se sont embarqués dans le projet, que les titulaires du brevet allaient poser des problèmes. Les défendeurs auraient pu faire un certain nombre de choses, dont notamment introduire une demande de révocation. Pour le juge, le bon sens commercial aurait voulu que les défendeurs prennent des mesures pour éliminer l'obstacle posé par le brevet du demandeur.
38. Au Royaume-Uni, bien que cela ne soit pas obligatoire, une lettre de revendication est normalement envoyée, faute de quoi cela peut avoir des implications au niveau des coûts. La lettre de revendication est habituellement substantielle et comporte des détails suffisamment concis du brevet et de sa contrefaçon.
39. Les tribunaux anglais prennent aussi des mesures annexes sous diverses formes, comme par exemple les ordonnances "Anton Piller", "Norwich Pharmacal" et "Bayer" créées à l'origine par les tribunaux anglais.
L'Injonction aus Etats-Unis
40. L'approche des tribunaux aux Etats-Unis est intéressante. En effet, toute personne sollicitant l'octroi d'une injonction doit démontrer qu'elle est susceptible d'obtenir gain de cause sur le fond. Aux Etats-Unis, l'injonction est octroyée si le demandeur peut démontrer l'existence de quatre facteurs :
1. La probabilité de succès sur le fond du titulaire du brevet.
2. Un préjudice irréparable si l'injonction n'est pas octroyée.
3. La mise en balance de la sévérité du préjudice pour l'une et l'autre partie
4. et l'intérêt du public.24
41. Les règles générales applicables aux injonctions en droit civil s'appliquent également aux injonctions dans les affaires de brevet25qui mettent à la charge du demandeur la preuve de la probabilité de succès de l'action. Pour satisfaire à la première exigence en matière d'octroi d'une injonction provisoire, il faut prouver que le défendeur contrevient à au moins une revendication du brevet valide et exécutoire. Les tribunaux des Etats-Unis estiment que si, par définition, le titulaire du brevet ne réussira probablement pas à prouver que l'accusé a enfreint le brevet, le titulaire du brevet ne peut donc pas avoir subi un préjudice irréparable et n'est pas en droit d'obtenir à l'encontre du prétendu contrevenant une injonction provisoire. De la même manière, pour s'opposer avec succès à une injonction fondée sur son invalidité ou l'impossibilité de la faire appliquer, le défendeur, en tant que partie à laquelle échoit la charge de la preuve, doit avancer des arguments substantiels en faveur de cette invalidité ou de cette impossibilité de faire appliquer, en d'autres termes, que le défendeur va probablement réussir à prouver l'invalidité ou l'impossibilité de faire respecter les brevets revendiqués.26 Au niveau de l'injonction provisoire, un brevet jouit en droit de la même présomption de validité qu'à toute autre étape du procès. Cependant, si le prétendu contrevenant soulève un point important arguant de l'absence de contrefaçon ou de l'invalidité du brevet, le titulaire du brevet doit, pour satisfaire à son obligation de rapporter la preuve probable de succès de son action et avant qu'une injonction soit délivrée, établir que les arguments de la défense sur le fond manquent de substance.27De fait, les charges de la preuve lors de l'injonction provisoire et les charges de la preuve au moment du procès sont liées. Lorsqu'il détermine la probabilité de succès de l'action en justice, le tribunal entend et examine tous les éléments de preuve au début du procès.
42. Plus récemment, la Cour suprême des Etats-Unis a clairement indiqué qu'une partie victime d'une contrefaçon de brevet n'est pas présumée bénéficier d'une injonction pour prévenir des contrefaçons futures.28 La nature du droit violé ne justifie pas en elle-même l'octroi d'une injonction en raison de cette violation. En effet, une injonction ne peut être octroyée qu'à la condition que le titulaire du brevet satisfasse au test des quatre facteurs. Pour décider d'octroyer une injonction ou non, le tribunal peut tenir compte du fait que le droit d'exclure n'est pas par nature sans conséquences sur le recours légal. Le Chief Justice Roberts a fait remarquer que la longue tradition d'octroi d'une injonction lorsqu'une infraction est constatée "n'est pas surprenante, étant donné la difficulté à protéger un droit d'exclusion par des mesures correctives monétaires, ce qui permet à un contrevenant d'utiliser une invention contrairement à la volonté d'un titulaire de brevet."29
43. Le jugement rendu dans l'affaire eBay Inc v MercExchange30 a été influencée par la pratique de plus en plus répandue aux Etats-Unis, selon laquelle les entreprises utilisent des brevets, non pas pour produire et vendre des marchandises, mais avant tout pour toucher des droits de licence et, en menaçant d'injonctions, obtenir des taxes exorbitantes. C'est particulièrement vrai des situations où l'invention brevetée n'est qu'une petite partie du produit que la société veut fabriquer et que la menace d'injonction sert à obtenir un avantage indu dans des négociations. Le tribunal a estimé que l'octroi d'une injonction automatique ne serait pas dans l'intérêt du public.
44. Un demandeur doit démontrer davantage que la possibilité d'un préjudice irréparable. Il doit démontrer la probabilité d'un dommage irréparable si une injonction n'est pas octroyée.31
45. Le tribunal doit "mettre en balance les revendications concurrentes en matière de dommages et considérer les effets sur chacune des parties de l'octroi ou non de la réparation demandée."32 Si, de l'avis du tribunal, la balance en équité penche en faveur du demandeur, il octroie l'injonction sur cette base.
46. Le tribunal doit "tenir compte particulièrement des conséquences pour le public" lorsqu'il évalue si une injonction provisoire est une mesure appropriée.33 Le système de brevet est un compromis subtil entre les intérêts du public et ceux de l'inventeur en vertu duquel la divulgation des nouvelles avancées technologiques est favorisée contre la délivrance d'un monopole exclusif pendant une période limitée. D'autre part, le public a un grand intérêt à la libre concurrence sur le marché entre les produits non contrefaits,34 car il bénéficie alors des prix plus bas qui en résultent. L'intérêt du public est rarement affecté de façon sérieuse par l'octroi ou le refus d'une injonction sauf dans certains cas impliquant la sécurité nationale et la santé et la sécurité du public.
La position en droit australien
47. Il est intéressant de constater que le point de vue australien se rapproche beaucoup plus du point de vue américain que du point de vue anglais lorsque le tribunal évalue la force de la revendication d'un demandeur pour juger s'il doit octroyer une injonction interlocutoire. Dans l'affaire Australian Broadcasting Corporation v O'Neill35, les juges Gummow et Hayne de la Haute Cour ont déclaré :
"Il ressort de l'examen des jugements Beecham36et American Cyanamid, compte étant tenu des questions à résoudre par le tribunal, des similitudes et du résultat, que la disparité de principe supposée entre les deux affaires perd une bonne partie de son importance. Il n'y a alors pas d'objection à l'utilisation de l'expression "question sérieuse" si elle renvoie à l'idée que le caractère sérieux de la question et la force de la probabilité dont parle le juge dans l'espèce Beecham, dépendent des facteurs soulignés dans Beecham …
Cependant, la différence entre le tribunal de céans dans l'arrêt Beecham et la Chambre des Lords dans l'affaire American Cyanamid réside dans la déclaration faite, semble-t-il, par Lord Diplock selon laquelle le tribunal doit être convaincu que la revendication du demandeur n'est pas frivole ou n'est pas faite dans un esprit mal intentionné pour constater qu'il existe une question sérieuse à juger et cela est suffisant … Ces déclarations ne concordent pas avec la doctrine du tribunal de céans telle qu'établie par l'arrêt Beecham et ne doivent donc pas être suivies. En effet, elles masquent l'élément essentiel à prendre en compte, à savoir : le niveau requis de probabilité de succès final dépend de la nature des droits revendiqués et des conséquences juridiques découlant probablement de l'ordonnance interlocutoire que le demandeur cherche à obtenir."
Pour les autres exigences requises en matière d'octroi de mesures provisoires, les tribunaux australiens adoptent une approche similaire à celle des tribunaux irlandais et anglais.37
La position generale dans l'UE
48. Tous les Etats membres de l'UE prévoient, du moins en théorie, un moyen de recours en cas d'urgence par octroi d'une injonction provisoire. Toutefois, les circonstances dans lesquelles ces injonctions seront octroyées sont différentes. Le Kort Geding des Pays-Bas est reconnu par beaucoup de personnes comme la procédure d'injonction provisoire la plus avancée et la plus efficace en raison de la facilité avec laquelle les tribunaux néerlandais acceptent la situation d'urgence. Cette situation est presque toujours présumée dans les cas où il s'agit de faire respecter la propriété intellectuelle. En Italie, l'injonction provisoire est un moyen efficace de renforcement. En Belgique, les tribunaux peuvent octroyer une injonction provisoire, même au cours de la procédure d'opposition. Dans de nombreux pays européens, les tribunaux ont un niveau élevé de compétence et de spécialisation, ce qui est très utile pour une protection judiciaire efficace. Dans certains pays, les tribunaux peuvent nommer des experts.
La position en droit allemand
49. D'importantes comparaisons peuvent être faites entre le droit allemand et le droit des Etats-Unis en ce qui concerne l'octroi d'injonctions provisoires. Il existe deux critères principaux. En premier lieu, la revendication doit être solidement étayée. Le titulaire du brevet doit suffisamment prouver, sur la base de fortes présomptions, que le brevet a été contrefait. Le demandeur doit démontrer, à l'aide de documents écrits à l'appui de la demande, que le brevet est en vigueur et que le demandeur est fondé à affirmer les droits découlant du brevet en litige. Cette démonstration est généralement faite en produisant un extrait du registre de l'Office des brevets. Il faut aussi démontrer que le brevet a été contrefait. La demande d'injonction décrit l'état de la technique auquel se réfère spécifiquement l'action en justice. Cette demande explique l'invention et la revendication. Toutes les déclarations factuelles de la demande doivent être fondées sur des preuves pour rendre les allégations crédibles. Cela peut impliquer de produire des échantillons du produit du prétendu contrevenant, des copies de documents comme, par exemple, des documents commerciaux et des manuels décrivant les applications du produit présumé enfreindre le brevet, des photos du mode de réalisation incriminé et des déclarations sous serment.
50. Si la preuve de la contrefaçon a été apportée en pesant les probabilités et qu'il n'y a pas de doute raisonnable sur la validité des droits objets de la contrefaçon, les intérêts du demandeur prévalent.38 La question essentielle est de savoir s'il y a une forte présomption de contrefaçon. Une injonction provisoire ne peut pas être octroyée uniquement sur la base de l'évaluation de ses conséquences factuelles ou commerciales dans un test avec mise en balance des intérêts.
51. Les injonctions provisoires visent à protéger provisoirement le détenteur du droit au brevet. L'analyse par les tribunaux de l'objet même du litige est ainsi moins poussée. D'autre part, il est indispensable de peser les intérêts qui s'affrontent dans la mesure où une injonction a pour conséquence d'empêcher une personne de commercialiser ses produits en risquant ainsi de mettre en péril son activité. Une certaine urgence doit être constatée pour satisfaire à la nécessité d'empêcher des dommages considérables.39 A l'évidence, si le demandeur peut attendre jusqu'au jugement principal sans subir de préjudice, aucune injonction provisoire ne sera octroyée. Le titulaire du brevet doit agir rapidement une fois qu'il a constaté les actes constitutifs de la contrefaçon. D'après certains manuels théoriques, la règle empirique est qu'une demande doit être introduite dans les quatre semaines suivant la constatation des faits, mais ce délai n'est pas fixe.40
52. En Allemagne, un cas entièrement examiné du point de vue juridique est aisément considéré comme une décision de justice rapide et finale. La procédure principale n'est alors souvent pas nécessaire et on admet généralement, me semble-t-il, que l'évaluation complète d'une affaire sur le fond au stade de l'injonction provisoire donne des résultats équitables.
53. Les injonctions provisoires sont octroyées seulement dans des cas manifestes. Si elles sont octroyées sans audience, le défendeur peut ultérieurement demander la tenue dans un bref délai d'une audience d'examen des preuves. De même, si le tribunal annulait alors une injonction injustifiée en raison des preuves produites, le demandeur devrait alors répondre envers le défendeur de tous dommages causés par l'injonction. Un prétendu contrevenant dans l'attente d'une injonction provisoire suite, par exemple, à la réception d'une lettre de revendication, peut aussi déposer un écrit en défense préalable à l'action41 auprès des tribunaux où il s'attend à ce que le demandeur dépose une demande. Les écrits en défense préalable sont très courants. Ils présentent les arguments juridiques détaillés et les faits. Cette défense préalable connue sous le nom de Schutzschrift ("écrit de protection") permet de s'assurer que le tribunal est informé des arguments de la défense au moment où il examine la demande provisoire. Le tribunal peut alors refuser l'octroi d'une injonction provisoire ou même rejeter la demande.
54. En Allemagne, le titulaire du brevet peut essayer d'obtenir une injonction provisoire dans le cadre d'une procédure ex parte.42 Les injonctions ex parte sans audience orale sont l'exception. Des sociétés étrangères présentent parfois des produits contrefaits à l'occasion de foires commerciales. Le temps manque parfois pour lancer une procédure inter partes avant la fin de la foire. Dans ces situations exceptionnelles, une injonction peut être obtenue en moins de 24 heures.
55. Dans les procédures inter partes, les parties sont convoquées à une audience. Cette audience se tient généralement quelques semaines après le dépôt de la demande du titulaire du droit. Le contrevenant a la possibilité de présenter les défenses habituelles et peut démontrer qu'il n'y a aucune raison d'octroyer l'injonction.
56. A l'heure actuelle, en Europe, les deux tiers des revendications de brevet sont déposées en Allemagne.43 Il a été dit que la facilité d'octroi des injonctions constitue l'aspect le plus séduisant du système allemand des brevets. Une personne ayant gain de cause dans une action en contrefaçon obtient immédiatement une injonction.
57. Une lettre de revendication, bien que non obligatoire, est normalement envoyée, faute de quoi cela peut avoir des implications au niveau des coûts. La lettre de revendication est habituellement substantielle et comporte des détails suffisamment concis du brevet et de sa contrefaçon.
58. Historiquement en Allemagne, les tentatives pour obtenir la communication de pièces n'ont pas été couronnées de succès. Cependant, dans l'affaire Faxkarte44, la Cour fédérale de justice allemande a conclu que la loi doit permettre au détenteur d'un droit d'auteur de protéger ce droit et de produire des preuves d'une possible violation de ce droit par des mesures de procédure appropriées. Par conséquent, le détenteur du droit d'auteur doit pouvoir communiquer des pièces sous une forme ou une autre. Ce principe, bien qu'il ait été affirmé dans une affaire de droit d'auteur, a été étendu aux autres cas d'atteinte aux droits de propriété intellectuelle. L'article 140C de la loi allemande sur les brevets adoptée en juillet 2008 est venu compléter cette position en transposant dans le droit allemand la Directive communautaire relative au respect des droits de propriété intellectuelle. Si un titulaire de brevet est en mesure de démontrer qu'il existe une probabilité suffisante que son brevet est victime d'une contrefaçon, il peut solliciter la production de documents et l'inspection de l'objet litigieux avant de déposer une plainte. Toutefois, l'usage de ce recours est sujet à d'importantes restrictions.
Les injonctions dans le système français de droit des brevets
59. En vertu de l'article L.615-3 du code de la propriété intellectuelle tel qu'amendé par la loi du 29 octobre 2007, le détenteur d'un brevet peut engager une procédure sommaire et obtenir des mesures pour prévenir toute atteinte imminente aux droits du détenteur ou empêcher la poursuite d'actes de contrefaçon. En général, la poursuite en justice fait suite à une saisie contrefaçon réussie. Deux conditions doivent être réunies pour obtenir une injonction provisoire. La première est que la procédure au principal paraisse bien fondée. Il doit y avoir présomption de validité et de contrefaçon du brevet. La validité est normalement supposée à moins que (par exemple) le rapport de recherche ne fasse mention d'un état de la technique pertinent. La contrefaçon est supposée si la saisie contrefaçon a montré que les caractéristiques revendiquées par le brevet ont été reproduites. L'action en justice est fréquemment précédée d'une saisie contrefaçon réussie.
60. L'article L.615-5 codifie la saisie contrefaçon. Il s'agit d'un moyen spécial d'obtenir des preuves dont dispose le détenteur de la propriété intellectuelle, qui joue en sa faveur. L'article stipule que toute personne ayant qualité pour engager une action en contrefaçon peut obtenir une décision du tribunal autorisant l'envoi d'un huissier dans les locaux du défendeur. L'huissier peut saisir les produits et aussi les matériels et instruments utilisés pour fabriquer ou distribuer les produits contrefaisants. On peut définir la saisie contrefaçon comme une mesure préliminaire préalable à une action en contrefaçon qui requiert la stricte observation de certaines règles de procédure civile ou de procédure en matière de brevets, ou de règles élaborées par la jurisprudence. Le titulaire du droit de propriété intellectuelle n'est pas tenu de montrer qu'il a de bons arguments. Le délai imparti au propriétaire du brevet pour se pourvoir sur le fond est de 20 jours ouvrables et si aucune action n'est introduite dans ce délai, le défendeur a droit à des dommages-intérêts.
61. La seconde condition est que la procédure principale doit avoir été introduite dans un court délai après que le propriétaire du brevet a eu connaissance de la contrefaçon supposée et du contrefacteur. Selon la jurisprudence, ce délai ne doit pas dépasser six ou sept mois.
Conclusion
62. Les tests appliqués par les tribunaux pour octroyer des mesures provisoires sont incontestablement influencés par d'autres aspects du système juridique concerné, par la nature du procès et les délais impartis. Il faut noter cependant qu'il existe de grandes différences en termes d'approche au sein du système de Common Law, notamment en ce qui concerne le niveau minimum acceptable de solidité des arguments avancés par une partie. Il est clair néanmoins que la possibilité d'injonctions rapides et globales lors de l'introduction de l'action joue un très grand rôle pour la protection des droits de propriété intellectuelle dans les Deux Systèmes. La complexité des technologies modernes rend essentiel de disposer de mesures annexes sous forme d'ordonnances de production de preuves pour instruire l'affaire et permettre d'établir l'existence d'une contrefaçon afin d'assurer une protection générale des brevets.
1 Rudolf von Jhering, Geist des Römischen Rechts (L'esprit du droit romain), Bd. I, 8. Aufl., Leipzig 1924, 15: "Die Rechtswissenschaft ist zur Landesjurisprudenz degradiert".
2 "Intellectual Property in Europe", Guy Tritton 2e édition page 53.
3 Voir le rapport sur la Conférence de la Commission/ Présidence du 26 avril 2012 relative au respect des droits de propriété intellectuelle : le réexamen de la directive 2004/48 EC.
4 S.I. 360/2006.
5 2001 1ILRM 540.
6 Bayer AG v Winter & Ors 961WIR 497.
7 O'Neill & Ors. v O'Keeffe & Anor. 2002 2IR 10.
8 [1993] ILRM 497 at 503.
9 [2005] IEHC 2005 4 IR 148.
10 Norwich Pharmacal v Customs & Excise 1974 AC 133.
11 Article 47(1)(a).
12 [1983] 1 IR 88.
13 [1961] IR 323.
14 197AC 396 p. 409.
15 [1994] 1 IR 450.
16 Le juge Murphy dans Paramount Pictures Corporation v Cablelink Limited 1991 1IR 521 p. 528 et le juge Clarke dans Metro International SA v Independent News & Media Plc 2006 1ILRM 414.
17 SmithKline Beecham plc & Ors. v GlaxoSmithKline Consumer Healthcare (Ireland) Limited & Another, Defendants [2003] WJSC-HC.
18 Voir plus haut.
19 Voir American Cyanimid v Ethicon. Lord Diplock, p. 408.
20 (2002) 25(1) I.P.D.
21 [1996] 1 All ER 853 at 865.
22 Chieftain Construction Limited & Mayfair Construction Limited v Ryan & Ors. 2008 IEHC 147.
23 Voir l'ouvrage "Equity and the Law of Trusts in the Republic of Ireland". Deuxième édition, Ronan Keane paragraphe 15.73.
24 Oakley Inc v Sunglass Hut International 316F.3d1338-1339.
25 eBay Inc v Merc Exchange LLC 547 US 388.
26 Gonzalez v Ocentro Espirita Beneficente Uniao do Vegetal 546U.S.418.
27 Titan Tyre Company v Case New Holland Inc 556 F.3d1372 page 1377.
28 eBay Inc v MercExchange LLC 126 Cour Suprême 1837.
29 Voir la discussion dans 120 Harvard Law Review 332.
30 MercExchange.
31 Winter 555 US page 22.
32 Amoco Prod Co v Village of Gambell 480 US 531 page 542.
33 Wangberger v Romero-Barcelo 456 US 305 page 312.
34 World Health Products LLC v Chelation Specialists LLC 2006 WL2527428.
35 2006 227 CLR57 page 65.
36 Beecham Group Limited v Bristol Laboratories Property Limited 1968 118 CLR 618 pages 622-623.
37 Dunghutti Elders Council (Aboriginal Corporatin) RNTBC v Registrar of Aboriginal and Torres Strait Islander Corporations 2011 FCA 1019.
38 LG Düsseldorf Jugement 29.4.1999 No. 4 O 133/99.
39 C'est la même chose qu'en Irlande et au Royaume-Uni.
40 Paragraphe 3.2.1.
41 Article 926 du code de procédure civile.
42 Article 937(2) du code de procédure civile.
43 Illinois Business Law Journal "Germany and Patents: All That Glitters Is Not Gold" 17 avril 2012 par Stephen Benhaten.
44 Cour fédérale de justice 1 ZR45/01, GRUR 2002, 1046.