SEANCE DE TRAVAIL
Jurisprudence récente concernant les certificats complémentaires de protection
SÉANCE DE TRAVAIL
Jurisprudence récente concernant les certificats complémentaires de protection
Présidence : Martine Regout (BE)
İlhami GÜNEŞ
Juge spécialisé en matière de droits de propriété intellectuelle auprès du tribunal civil d'Izmir
Les certificats complémentaires de protection prévus en droit européen : un mécanisme de compensation examiné par ailleurs dans le cas de la Turquie
I. Introduction
Le brevet confère un droit d'exclusivité qui n'est pas illimité dans le temps. Malgré sa durée légale limitée à vingt ans, il s'avère en outre extrêmement difficile, voire quasiment impossible pour certains secteurs industriels, de faire démarrer simultanément la protection et la commercialisation d'un produit breveté, et ce quelle que soit leur volonté en ce sens.
La plupart des pays prévoient une période de test obligatoire pour les médicaments avant que ceux-ci ne soient mis sur le marché. Or, des facteurs tels que le processus de validation de la demande de brevet, la contrainte administrative sous toutes ses formes, l'allongement de la phase de développement du produit et, plus particulièrement, la nécessité d'obtenir une autorisation de mise sur le marché ont chacun une incidence sur la durée effective de la protection par le brevet. Dans le domaine des produits chimiques destinés à l'industrie pharmaceutique et à l'agriculture, la très longue période de test qui est requise afin d'évaluer non seulement l'efficacité mais aussi l'innocuité des nouveaux médicaments ou bien des nouveaux pesticides et herbicides réduit en effet notablement la durée effective précitée. Cette même période, combinée au processus d'enregistrement du brevet, peut ainsi s'étaler sur pas moins de huit ans.
Dans le secteur pharmaceutique, les frais de commercialisation d'un nouveau produit peuvent s'élever jusqu'à 800 millions de dollars, dont une large part est dépensée en tests cliniques.1
La Commission européenne a donc adopté des directives en matière de médicaments humains et vétérinaires. Il n'est pas rare en effet que des retards surviennent avant que les produits concernés ne soient mis sur le marché. Ainsi, lorsqu'un médicament fait l'objet d'un brevet, la durée de la protection liée à celui-ci s'en trouve réduite et ne présente alors plus de véritable intérêt.
La protection complémentaire constitue ici une solution qui peut être exploitée dans le cadre de brevets obtenus notamment pour des produits pharmaceutiques à destination de la médecine humaine et animale ou bien pour des produits phytopharmaceutiques. Un certificat complémentaire de protection (CCP) est considéré comme un droit de propriété industrielle sui generis. Le but d'un tel dispositif consiste à permettre à l'industrie du médicament de bénéficier d'une protection effective par le brevet en facilitant à la fois la réalisation des études et tests cliniques et la délivrance des autorisations de mise sur le marché.
Cette protection complémentaire débute à l'expiration de la période de protection qui est conférée par le brevet concerné. Un droit de ce type peut être octroyé dans le cas de diverses substances biologiquement actives – ainsi que de leurs dérivés – au sein de médicaments humains et vétérinaires ou bien de produits phytopharmaceutiques. La protection précitée s'étend même aux compositions qui contiennent au moins une substance active protégée par brevet.
Il existe un débat d'ordre général sur la définition précise des produits relevant des CCP, sur la portée exacte de la protection par le brevet et enfin sur la délimitation de l'objet des certificats complémentaires de protection. Ces derniers peuvent par ailleurs être obtenus dans le cadre de brevets aussi bien nationaux qu'européens.
II. Législation européenne applicable
Si les CCP se situent à cheval entre le droit des brevets et le droit administratif ou réglementaire, il n'en demeure pas moins que la connaissance non seulement des principes issus de la législation en matière de brevets mais aussi des textes réglementaires en vigueur au niveau local est absolument impérative. Ces mêmes CCP ont été créés et sont désormais régis par les règlements européens suivants :
- règlement du Conseil de l'UE n° 1768/92 relatif aux médicaments et règlement conjoint du Parlement européen et du Conseil de l'UE n° 469/2009 du 6 mai 2009 relatif aux certificats complémentaires de protection pour lesdits médicaments.
- règlement du Conseil de l'UE n° 1610/96 relatif aux produits phytopharmaceutiques.
- règlement du Conseil de l'UE n° 1901/2006 relatif aux médicaments à usage pédiatrique.
III. Objectif essentiel du système
Le but principal des certificats précités consiste à encourager les efforts d'innovation tels que les dépôts de brevets. La plupart des pays fixent un cadre réglementaire pour la phase de test des médicaments avant que ceux-ci ne soient mis sur le marché. Cette situation a donc amené l'Union européenne à adopter les règlements susmentionnés. Il existe en effet souvent des facteurs qui retardent considérablement la commercialisation d'un produit. Or, lorsqu'un médicament fait l'objet d'un brevet, ces derniers réduisent clairement la période effective de protection et empêchent fréquemment toute exploitation rentable de ce même brevet.2 Dans le domaine pharmaceutique, la durée normale des brevets théoriquement de vingt ans se voit ainsi abaissée de facto. La période réelle de protection peut en outre varier selon le type de brevet : si elle s'étend sur treize ans pour les brevets relatifs à des molécules, celle-ci s'étale sur quatorze à seize ans pour les autres brevets. La simple justice exige donc une extension de cette protection si le titulaire d'un brevet doit véritablement en retirer un avantage.
IV. Conditions d'obtention d'un certificat complémentaire de protection
1. Critères
La protection assurée par un CCP s'étend au "produit" bénéficiant d'une autorisation de mise sur le marché ainsi qu'à tous ses usages en tant que médicament qui ont été autorisés avant la date d'expiration dudit CCP. Le produit précité se définit comme la "substance active" (dans le cas de la phytopharmacie) ou bien comme l'"ingrédient" (dans le cas des médicaments) dont la commercialisation s'est vue officiellement autorisée3. Les CCP constituent pour leur part des droits de propriété intellectuelle qui sont à la fois fondés sur les brevets et d'une nature similaire à ceux-ci. Conformément aux termes des règlements conjoints du Parlement européen et du Conseil de l'UE n° 1768/92 et 469/2009 :
i) le brevet protégeant le produit doit être encore en vigueur.
ii) le produit doit bénéficier d'une autorisation valable de mise sur le marché.
iii) le produit ne doit pas avoir déjà fait l'objet d'un certificat complémentaire de protection.
iv) l'autorisation de mise sur le marché du produit doit avoir été délivrée pour la première fois.
Si les règlements susmentionnés s'appliquent dans tous les États membres de l'UE, les CCP ne sont en revanche valables que dans le pays où ils ont été obtenus.
Le brevet de base peut en soi consister en un brevet qui serait relatif à un procédé d'obtention d'un ou plusieurs produits. Il peut protéger une préparation destinée à un produit phytopharmaceutique et décrite par ailleurs comme une solution ou un mélange se composant essentiellement d'au moins deux substances dont une au minimum est active. L'objet ainsi que la portée de la protection complémentaire sont identiques à ceux du brevet de base et sont en outre soumis aux mêmes restrictions et obligations. Il est donc important de procéder à une définition précise de certains termes dans les développements qui suivent. Le brevet de base correspond à un brevet protégeant i) un produit en tant que tel, ii) un procédé d'obtention d'un produit ou encore iii) une application d'un produit. Ce dernier se rapporte pour sa part à l'ingrédient actif ou bien à la combinaison de tels ingrédients qui figure au sein d'un médicament. Enfin, ledit médicament fait quant à lui référence à la substance présentée en vue du traitement ou bien de la prévention d'une ou plusieurs maladies humaines.
Les expressions "substance active" ou "préparation active" doivent être interprétées comme désignant une substance qui bénéficie d'une autorisation de mise sur le marché et qui est de surcroît protégée par un brevet. En règle générale, celui-ci assure également la protection de ses dérivés les plus proches, notamment de ceux apparaissant sous la forme d'ester ou bien de sel. La substance active en question ne doit cependant afficher aucun caractère de nouveauté. Par ailleurs, le CCP ne pouvant couvrir qu'un seul produit ou brevet, que chaque produit respectif doit faire l'objet d'un certificat complémentaire de protection bien distinct.
Si l'on en croit certaines suggestions, la version la plus juste de la définition d'un produit protégé par un brevet de base stipulerait que ladite protection porte non seulement sur l'ingrédient actif quelle que soit sa formulation mais aussi sur tout usage thérapeutique qui aurait été couvert par une autorisation commerciale elle-même délivrée avant la date d'expiration du certificat concerné.4
2. Habilitation
Le titulaire d'un brevet de base ainsi que ses successeurs sont habilités à bénéficier d'un CCP. En outre, bien que le règlement applicable ne le précise pas clairement, il n'existe selon l'opinion générale aucune obligation pour le demandeur d'un tel certificat de détenir une quelconque autorisation de mise sur le marché. Si le titulaire d'un brevet l'a néanmoins obtenue, la demande de protection complémentaire pourra alors être effectuée au nom de ce dernier. Un certain nombre de problèmes peuvent toutefois survenir dans l'hypothèse où d'autres personnes auraient acquis, pour exactement la même substance active, des brevets relatifs à des procédés présentant un caractère de nouveauté et impliquant également une démarche inventive. Conformément aux termes du règlement applicable, aucun CCP supplémentaire ne peut en effet être délivré si le produit concerné fait déjà l'objet d'un pareil certificat. Ainsi, lorsqu'une tierce partie détient un brevet relatif à un procédé et bénéficie par la suite d'un CCP après avoir obtenu l'autorisation de commercialiser le produit en question, l'autre titulaire du brevet se trouve alors dans l'impossibilité d'acquérir un tel certificat, quand bien même il invoquerait un droit à l'antériorité.
Bien que le règlement applicable ne comporte pas de dispositions particulières relatives au statut des brevets en vigueur dans la mesure où son article 5 stipule que le CCP est soumis aux mêmes restrictions et obligations que le brevet de base, il est cependant admis que les détenteurs de brevets puissent bénéficier de la période de protection accordée par le certificat précité.
3. Durée de validité d'un certificat complémentaire de protection
Le CCP a été conçu afin de compenser la perte de temps occasionnée par les diverses procédures réglementaires qui sont imposées dans le cadre de la fabrication et de la vente des produits concernés. On notera toutefois que ce certificat possède une durée normale de validité de cinq ans et que celle-ci peut se voir prolonger tout au plus de cinq ans et demi. La prolongation en question va dépendre du processus applicable par rapport à l'autorisation de mise sur le marché des données cliniques qui sont relatives aux médicaments humains. Par ailleurs, le certificat complémentaire de protection prendra effet à l'issue de la durée légale du brevet de base.5
4. Exploitation d'un certificat complémentaire de protection
Le CCP est reconnu par tous les États membres de l'Union européenne en vertu du règlement qui s'applique en l'espèce. Dans la mesure où ce certificat ne jouit pas d'une valeur uniforme au sein de l'Union précitée, sa demande doit néanmoins être effectuée au niveau national. Les droits accordés au titre d'un CCP sont soumis aux mêmes restrictions et obligations que le brevet de base. Le certificat complémentaire de protection sera donc assujetti à des licences de plein droit si le brevet a lui-même été soumis à de telles licences avant qu'il ne parvienne à expiration.6
Tous les États membres de l'Union européenne disposent de procédures qui sont relatives aux CCP. Cependant, la demande d'un certificat complémentaire de protection sera réalisée de manière distincte dans chacun de ces États. Un CCP n'est en outre seulement valable que dans le pays où il a été obtenu.
5. Arrêts de la CJUE
La CJUE7 rend des arrêts d'une grande importance à propos de l'interprétation du règlement n° 469/2009. Dans la pratique, un certain nombre de difficultés sont en effet rencontrées lorsqu'il s'agit de déterminer précisément la signification du terme "produit" ainsi que des expressions "ingrédient actif" et "combinaison d'ingrédients actifs". Lorsqu'elle est amenée à interpréter le terme "produit", la Cour définit invariablement celui-ci comme "une substance ou bien un ingrédient aux propriétés actives".
À travers plusieurs de ses arrêts, la CJUE a bien pressenti tout l'enjeu stratégique qui existait autour des CCP. Dans l'arrêt Eli Lilly v HGS, la Cour s'est par exemple gardée d'interpréter de manière trop vague la protection attachée à un brevet de base en vigueur. Un produit doit pouvoir en effet être déterminé avec suffisamment de précision de telle sorte que les revendications puissent s'exprimer sous un angle purement fonctionnel. En revanche, dans ses arrêts Actavis v Sanofi et Georgetown II, la CJUE a déclaré qu'il était possible d'obtenir un CCP distinct pour chaque brevet de base respectif. Au travers des arrêts précités, elle a également formulé des jugements par rapport à la durée de validité des certificats complémentaires de protection. La Cour a par ailleurs instauré un nouveau critère dans le cadre de la délivrance des CCP : si ces derniers vont manifestement à l'encontre des objectifs poursuivis par le règlement n° 469/2009, ils pourront alors se voir purement et simplement refusés.
V. L'exploitation de brevets et la solution de la protection complémentaire en Turquie
Dans l'environnement concurrentiel qui caractérise la recherche pharmaceutique, outre les difficultés liées à la seule obtention d'un brevet, les obstacles administratifs entravent considérablement toute exploitation rentable de celui-ci et rendent du coup les CCP absolument indispensables. Dans le même temps, selon les derniers rapports de l'Autorité turque de la concurrence, il faut en moyenne sept mois pour pouvoir commercialiser en Turquie des médicaments génériques une fois que la période de protection attachée au brevet est finalement parvenue à expiration. Cette période peut du reste être ramenée à quatre mois lorsqu'il s'agit de médicaments qui connaissent un véritable succès commercial.
La Turquie ne figure pas encore parmi les États membres de l'Union européenne. Elle ne se voit donc pas assujettie à la législation de l'UE en matière de CCP, ce qui signifie qu'il n'existe dans ce pays aucune procédure de demande ou bien d'obtention de certificat complémentaire de protection.
Toutefois, d'après les rapports de l'Autorité turque de la concurrence, une période de protection complémentaire n'est pas franchement nécessaire dans la mesure où il a été établi que la baisse potentielle des dépôts de brevets de la part de laboratoires pharmaceutiques du fait de la rigidité des procédures liées aux autorisations administratives demeure tout à fait marginale.8 Il n'en reste pas moins que ce sujet apparaît comme tributaire des préférences politiques au niveau national.
VI. Conclusion
La protection complémentaire revêt une importance capitale aux yeux de l'industrie pharmaceutique. Son accès a par ailleurs été rendu plus aisé grâce à une certaine jurisprudence de la CJUE.9 Le rôle crucial de cette protection dans l'activité pharmaceutique est magnifiquement illustré par le fait que le système des CCP permet de générer jusqu'à 80% du total des recettes issues d'un médicament majeur.
Cependant, tous les problèmes n'ont pas disparu. Une incertitude persistait notamment jusqu'en 2012 à propos de l'application des certificats complémentaires de protection aux produits mixtes. Deux arrêts fondamentaux de la CJUE, Medeva10 et Novartis v Actavis11, ont alors clarifié cette question épineuse en proposant une solution assez pratique à l'attention de ceux qui souhaiteraient obtenir et instaurer une protection de type CCP pour des vaccins et autres produits mixtes. La jurisprudence de la Cour permet en outre d'affirmer que celle-ci s'abstient de favoriser l'émergence de brevets éternels tout en attachant une certaine importance à l'effet thérapeutique des excipients qui sont contenus dans les produits mixtes. Enfin, même si un produit est protégé par un brevet de base, il doit néanmoins s'inscrire explicitement ou bien implicitement dans le champ des revendications qui, à leur tour, devront être formulées de telle manière à ce qu'elles soient impérativement comprises comme se rapportant spécifiquement au produit précité.
D'après les commentaires relatifs à l'affaire Eli Lilly, il ne fait aucun doute que la CJUE doit envisager rapidement une réforme à propos de la question qui a été soulevée en l'espèce.
Bibliographie
1. Catherine Katzka, "Interprétation du terme 'produit' figurant au sein des règlements du Conseil de l'UE n° 1768/92 et 1610/96 relatifs aux certificats complémentaires de protection", Journal of IP Law, 2008, vol. 3, n° 10.
2. Guy Tritton, La propriété intellectuelle en Europe, 2002, Londres.
3. C. Emin Gülergün/H. Deniz Karakoç/ C. Atalay Hatipoğlu, 27.03.2013 Tarihli Rekabet Kurumu Sektör Araştırma Raporu (secteur de la recherche, rapport du Conseil turc de la concurrence du 27 mars 2013).
4. Gertjan Kuipers/Tjibbe Douma/ Margot Kokke, "Union européenne : récentes évolutions en matière d'extension de brevets (CCP et extensions pédiatriques)", Bio-Science Law Review, vol. 12, numéro 4.
5. Lionel Bently/Brad Sherman, Le droit de la propriété intellectuelle, 2002, Oxford, New York.
1 Catherine Katzka, "Interprétation du terme 'produit' figurant au sein des règlements du Conseil de l'UE n° 1768/92 et 1610/96 relatifs aux certificats complémentaires de protection", Revue anglaise du droit de la propriété intellectuelle, 2008, vol. 3, n° 10, p. 250.
2 Guy Tritton, La propriété intellectuelle en Europe, 2002, Londres, p. 177.
3 Lionel Bently/Brad Sherman, Le droit de la propriété intellectuelle, 2002, Oxford, New York, p. 533.
4 Tritton, p. 179.
5 Article 13(1) du règlement conjoint du Parlement européen et du Conseil de l'UE n° 469/2009 du 6 mai 2009 relatif aux certificats complémentaires de protection pour les médicaments (version codifiée).
6 Bently/Sherman, p. 54.
7 Cour de justice de l'Union européenne.
8 C. Emin Gülergün/H. Deniz Karakoç/C. Atalay Hatipoğlu, 27.03.2013 Tarihli Rekabet Kurumu Sektör Araştırma Raporu (secteur de la recherche, rapport du Conseil turc de la concurrence du 27 mars 2013), p. 223, www.rekabet.gov.tr
9 Gertjan Kuipers/Tjibbe Douma/Margot Kokke, "Union européenne : récentes évolutions en matière d'extension de brevets (CCP et extensions pédiatriques)", Bio-Science Law Review, vol. 12, numéro 4.
10 C-322/10 : www.curia.europa.eu
11 C-442/11 : www.curia.europa.eu