SEANCE DE TRAVAIL
La juridiction unifiée relative aux brevets
William CHANDLER
Membre d'une Chambre de recours technique, Office européen des brevets
Brevetabilité des inventions mises en œuvre par ordinateur (IMOO) : état des lieux et développements
Au cours des trente dernières années, les chambres de recours de l'Office européen des brevets ont traité plus de mille dossiers que l'on peut qualifier d'inventions mises en œuvre par ordinateur ou IMOO. C'est ainsi qu'elles ont constitué toute une jurisprudence relativement cohérente. La Grande Chambre de recours a pour l'essentiel confirmé cette cohérence dans son avis G 3/08, du moins concernant l'éligibilité des programmes d'ordinateurs à bénéficier d'une protection. Il serait dommage que la nouvelle juridiction unifiée du brevet, une fois créée, ne profite pas en partie du gros travail effectué et des délibérations souvent complexes qui ont apporté un certain degré de certitude dans ce domaine au grand public ainsi qu'aux parties.
Je vais tenter d'expliquer dans le présent exposé certaines particularités relatives aux jugements portant sur la brevetabilité des inventions dans ce domaine. Mon exposé commencera par un aperçu général, puis examinera l'approche adoptée par les chambres de recours et dégagera les éventuelles grandes différences entre les approches adoptées aux États-Unis, au Royaume-Uni et en Allemagne.
Ce domaine du droit des brevets emploie un certain nombre de termes qui ne sont pas évidents au premier abord et dont les significations se recoupent. Je vais donc m'efforcer de présenter un minimum de termes et de les définir dans une certaine mesure. Ces termes sont notamment : "invention mise en œuvre par ordinateur", qui conduit à une analyse intéressante de la signification du mot "invention" lui-même, "invention mixte" et "technique". Ce dernier terme bien connu apparaît dans les expressions "caractère technique", "solution technique", "problème technique", "contribution technique" et "aspects techniques".
Logiquement, une invention mise en œuvre par ordinateur (IMOO) est une "invention" réalisée sur un ordinateur. Savoir si l'invention est ainsi réalisée en totalité ou en partie(s) sur l'ordinateur dépend de la définition du mot "invention" (voir ci-après). Dans le premier cas, il s'agit pour l'essentiel d'un programme informatique réalisé sur un ordinateur ou un support. La définition plus générale inclut les "inventions mixtes" où la revendication porte sur un ensemble mixte contenant des objets susceptibles d'être protégés (ex. : ordinateur, télévision, téléphone portable, etc.) et des objets non susceptibles de protection (ex. : programmes d'ordinateurs, méthode dans le domaine des activités économiques, présentation d'information, etc.).
Dans la plupart des systèmes de brevets, une revendication, pour être admissible, doit franchir deux obstacles : l'obstacle d'éligibilité et l'obstacle de brevetabilité. L'obstacle d'éligibilité est un obstacle à élimination directe, bien que le seuil en soit relativement bas. Il élimine toute revendication n'incluant pas un élément qui compte en vue de reconnaître une "invention". L'effet de cet obstacle dépend ainsi également du sens du mot "invention" (voir ci-après).
Aux États-Unis, le seuil était auparavant très bas – pour l'essentiel, tout élément "utile" réussissait le test. La jurisprudence a ajouté d'autres limitations : l'élément notamment ne doit pas être abstrait ni être une loi de la nature.
En Europe, l'article 52(2) CBE donne une définition plus étendue des éléments qui ne comptent pas en tant qu'invention en dressant une liste non exhaustive d'exclusions couvrant les découvertes, les activités intellectuelles, les méthodes dans le domaine des activités économiques, etc. L'article 52(3) stipule que l'un de ces éléments est exclu seulement s'il est considéré "en tant que tel". Il en résulte notamment qu'une revendication n'est pas éliminée simplement parce que l'une de ses caractéristiques n'est pas susceptible d'être protégée – d'où la possibilité d'inventions mixtes.
Après l'obstacle d'éligibilité, l'invention revendiquée doit franchir le second obstacle : celui de la brevetabilité. Dans la plupart des systèmes, une revendication ayant franchi le premier obstacle voit l'ensemble de son objet jugé au regard des conditions de la brevetabilité : en premier lieu, la nouveauté et l'évidence (activité inventive). Un objet non susceptible d'être protégé peut néanmoins compter en vue de la brevetabilité. Ainsi, une revendication survivant à l'élimination directe grâce à une seule caractéristique ordinaire susceptible de protection peut être admissible. La qualité des brevets est alors apparue comme problématique, aux États-Unis particulièrement.
Le mode de résolution de ce problème caractérise les approches des différents systèmes de brevets. Aux États-Unis, une invention est soumise à d'autres limites d'éligibilité par la non-prise en compte des objets ordinaires ou conventionnels (activité symbolique post-solution) ou des limitations sans portée (limitations superficielles en matière de domaine d'utilisation). Il s'avère difficile de définir ces limitations post-événement plutôt arbitraires, ce qui pose des problèmes de prévisibilité des jugements.
En Europe, comme signalé ci-dessus, la loi définit déjà les exclusions et elle est aussi interprétée, particulièrement pour ce qui est des termes "invention" et "technique", de manière à fournir des tests pour l'éligibilité et la brevetabilité. Cela est parfois critiqué comme étant artificiel, mais l'approche a priori semble donner davantage de certitudes au niveau des résultats.
Le mot "invention" couvre des significations aussi multiples que : i) tout ce qui n'est pas exclu ; ii) ce que l'inventeur estime avoir réalisé; iii) ce qu'il a réellement réalisé, c.-à-d. sa contribution (caractéristiques nouvelles) par rapport à l'état de la technique ; et iv) ce qu'il a réellement réalisé de nature inventive.
Au Royaume-Uni, les tribunaux retiennent la troisième interprétation, à savoir, la contribution effective. Si l'on applique les exclusions à cette signification du mot "invention", le test d'éligibilité revient de fait à déterminer si la revendication contient quelque contribution qui n'est pas exclue. C'est ce que l'on appelle "approche de la "contribution à l'état de la technique"". L'approche de la "contribution à l'état de la technique" reconnaît aussi une contribution technique (voir ci-après). Toute caractéristique exclue qui réussit le test en raison de la contribution d'autres caractéristiques compterait comme activité inventive.
Les chambres de recours tirent la première signification du terme "invention", la plus générale, du fait que l'article 52(1) CBE définit le terme en parallèle avec les critères de brevetabilité que sont la nouveauté, l'activité inventive et l'application industrielle. C'est donc un critère distinct et indépendant. Si les exclusions s'appliquent à cette signification, le test se résume à vérifier si la revendication comporte une caractéristique susceptible de protection (non exclue). On dit que la revendication a un "caractère technique". C'est ce que l'on a appelé "l'approche fondée sur l'utilisation d'un matériel quelconque". Le seuil fixé pour les conditions à remplir est bas, comme aux États-Unis, mais il n'est pas sans utilité car il élimine les revendications consistant intégralement en objets exclus. Le seuil d'exigence parallèle pour l'application industrielle est également bas.
Cependant, les chambres fondent leur jugement également sur une interprétation du mot "technique" au sens des règles 42(1), 43(1)a) et b) de la CBE au niveau de l'obstacle de brevetabilité, pour exiger qu'une revendication brevetable apporte une "solution technique à un problème technique". Les tribunaux allemands ont la même exigence.
À ce propos, saisir le concept de "solution technique à un problème technique" passe par la compréhension du principe de base de l'approche problème-solution appliqué pour juger de l'évidence. En termes simples, les caractéristiques nouvelles sont déterminées dans un premier temps (c'est la même chose que la contribution par rapport à l'état de la technique mentionnée ci-dessus). C'est "la solution". Dans un deuxième temps, on détermine l'effet de cette solution, amenant ainsi à la formulation du problème objectif que l'invention est censée résoudre, à savoir le plus souvent "comment réaliser (l'effet)". Il peut s'agir de ce que l'inventeur dit être dans le brevet, mais sa portée peut être amoindrie par tout élément préexistant dans l'état de la technique dont l'inventeur n'est pas informé – d'où l'utilisation du terme "objectif". On utilise la solution pour formuler le problème, mais le problème peut ne renfermer aucun élément ou aucune indication en vue de la solution. Par conséquent, si la solution consiste à faire fonctionner un tube à rayons X à courant constant tout en ayant pour effet de prolonger la vie du tube à rayons X, le problème est de savoir comment prolonger la durée de vie du tube à rayons X, et non comment faire fonctionner le tube. Formuler le problème en se servant des effets de la solution permet d'éviter ce point de vue rétrospectif irrecevable. En définitive, la question est de savoir si la personne du métier aurait considéré évident d'arriver à la solution étant donné le problème objectif. En conséquence, l'aspect supplémentaire consiste dans la nécessité d'"une solution technique" et d'"un problème objectif technique" lorsque l'on traite d'inventions mixtes.
D'où la question majeure : qu'est-ce qui est technique ? Dans nombre de situations, la liste des exclusions de l'article 52(2) CBE est un bon indicateur car la plupart des activités listées peuvent être tenues pour exclues dans la mesure où elles ne sont pas techniques. D'autres activités ou objets ne sont pas considérés comme techniques. Cela doit se décider au cas par cas et cela pourrait très bien changer au fur et à mesure des progrès technologiques.
De manière générale, il est relativement facile de juger si la solution est technique ou non. En effet, ce caractère technique est défini en dernier ressort par les caractéristiques de la revendication, plus faciles à analyser que des problèmes objectifs hypothétiques. Un contournement du problème, à savoir prolonger la vie du tube à rayons X (problème technique) en utilisant l'appareil seulement les lundis matins (solution non technique), constitue un exemple de solution non technique.
Il est plus difficile de déterminer si le problème est technique ou non car les types de problèmes sont plus nombreux que les types de solutions. Par exemple, le problème peut couvrir des domaines aussi divers que l'amélioration d'un plan d'investissement (problème non technique) et la prolongation de la durée de vie d'un tube à rayons X (problème technique). Les cas difficiles se situent entre ces extrêmes et concernent, par exemple, les simulations, les interfaces utilisateurs graphiques, les visualisations de données, etc. Comme mentionné ci-dessus, le problème vient de l'effet des caractéristiques de la solution de sorte qu'un problème technique nécessite que ces caractéristiques aient un effet technique. Cela est parfois également appelé "la contribution technique". La
majeure partie de la discussion est centrée sur la détermination de cet effet ou de cette contribution.
Un point essentiel intervient pour juger de l'effet technique : une caractéristique exclue en tant que telle (ex. : un programme d'ordinateur ou une découverte) peut avoir un effet technique (ex. : un programme d'ordinateur qui commande un appareil à rayons X pour prolonger la vie du tube à rayons X). Il s'agit là d'une autre conséquence du fait que les exclusions le sont seulement "en tant que telles".
L'exclusion des programmes d'ordinateurs pose des problèmes spéciaux car ces programmes ont potentiellement des aspects techniques. La décision G 3/08 a confirmé la jurisprudence selon laquelle la programmation en tant que telle n'a pas un caractère technique, même si elle peut présenter des "aspects techniques", c'est-à-dire supposer de réfléchir à des aspects techniques. Par ailleurs, l'effet technique qu'un programme d'ordinateur entraîne inévitablement en modifiant l'état de l'ordinateur lorsqu'il tourne, ne constitue pas une contribution technique suffisante – il faut "un autre" effet technique.
Dans le cas d'une invention présentant plusieurs caractéristiques techniques, mais concernant essentiellement un domaine non technique, comme par exemple des modes de transactions par ordinateur, il est souvent impossible de formuler un problème technique ayant pour origine le domaine d'activité en question. Dans ce genre de situation, les aspects techniques interviennent d'abord avec la réalisation de l'idée non technique. La seule manière de formuler un problème technique est souvent du genre " comment mettre en œuvre (l'idée non technique)". Si cette mise en œuvre est conventionnelle ou évidente, il n'y a pas d'activité inventive.
Cela montre que l'approche adoptée par les chambres de recours pour ce qui concerne les objets exclus est intimement liée à l'approche de la question de l'évidence. Cela rend alors d'autant plus difficile de comprendre l'approche globale, mais lui confère un caractère unifié. Repousser au stade de l'activité inventive le jugement sur les subtilités de la nature technique de l'invention a pour avantage notamment d'éviter que ce jugement intervienne en tant que test distinct à élimination directe qui ferait peser sur une revendication le risque de mort subite avant même toute discussion de l'invention proprement dite, ou bien qui nécessiterait une longue analyse supplémentaire. Au lieu de quoi, l'objet exclu est discuté en même temps que l'exposé du problème technique dont la solution est alors examinée du point de vue de son évidence ou non.
Une analyse de la jurisprudence permet de dégager certains critères empiriques permettant de juger d'un effet technique, et donc d'un problème technique. Tous les tribunaux européens peuvent utiliser ces critères car, de manière générale, toutes les approches consistent notamment à juger s'il y a un effet technique ou non, bien que cela intervienne aux différents obstacles que doit franchir le brevet candidat. Les critères sont notamment : la question de savoir si la revendication a un effet sur un processus technique en dehors de l'ordinateur (ex. : prolongation de la durée de vie du tube à rayons X) ou à l'intérieur de l'ordinateur (architecture améliorée, nouveau fonctionnement, accélération de la rapidité ou de la fiabilité), et les indications sur les conditions à l'intérieur de l'ordinateur (ex. : fourniture d'une indication visuelle sur les événements qui se produisent au niveau du dispositif d'entrée/sortie d'un ordinateur).
Par ailleurs, un certain nombre d'arguments souvent invoqués plaident pour un effet technique que l'on pourrait considérer comme "fallacieux". Il s'agit par exemple de situations où l'effet technique allégué provient de la simple mise en œuvre sur un ordinateur plutôt que de la solution à un problème technique (ex. : un ordinateur apportant la solution non technique au problème de la détermination d'un itinéraire de shopping plus rapide), ou s'appuie sur un effet technique qui nécessite pour sa mise en œuvre l'interaction de l'utilisateur (ex. : la disposition particulière des icônes sur une interface utilisateur graphique pour résoudre le problème technique d'une recherche plus efficace de données – une activité intellectuelle analogue à un conseil donné à l'utilisateur de profiter d'une bonne nuit de repos).
Il semble à première vue que les chambres de recours et les tribunaux du Royaume-Uni ont des approches très différentes. Néanmoins, les deux approches requièrent l'existence d'une contribution technique, bien qu'à des niveaux d'obstacles distincts. La différence tient au fait que, au Royaume-Uni, les caractéristiques dépourvues d'effet technique sont susceptibles, bien que ne pouvant contribuer à l'invention, de contribuer à la brevetabilité si la revendication franchit l'obstacle d'éligibilité grâce à d'autres caractéristiques techniques nouvelles. Dans l'approche adoptée par les chambres de recours, les caractéristiques dépourvues d'effet technique ne sauraient jamais jouer aucun rôle.