CHAMBRES DE RECOURS
Décisions des Chambres de recours techniques
Décision de la Chambre de recours technique 3.2.5, en date du 27 juin 1997 - T 301/95 - 3.2.5
(Traduction)
Composition de la Chambre :
Président : | G. Gall |
Membres : | W.D. Weiss |
A. Burkhart |
Titulaire du brevet/intimé : INDUPACK AG
Opposant/requérant : Hartdegen Emmerich Ing.
Référence : Homme de paille/HARTDEGEN
Règle : 55c) CBE
Mot-clé : "Saisine de la Grande Chambre de recours" - "Recevabilité d'une opposition formée par un homme de paille" - "Preuves de la qualité d'homme de paille"
Sommaire
Conformément à l'article 112(1)a) CBE, il est soumis à la Grande Chambre de recours les questions de droit suivantes, qui revêtent une importance fondamentale :
I. Une opposition introduite par un prête-nom ("homme de paille") est-elle recevable ?
II. Si la réponse à la question 1 est négative, dans quelle mesure convient-il de vérifier le bien-fondé de l'objection selon laquelle il s'agit d'un homme de paille, dès lors qu'il est fait état de circonstances qui donnent tout lieu de supposer que l'opposant n'agit pas pour son propre compte ?
Exposé des faits et des conclusions
I. Dans l'affaire T 301/95, le titulaire du brevet et l'opposant se sont tous deux pourvus contre la décision intermédiaire en date du 18 février 1995 par laquelle la division d'opposition avait maintenu le brevet n° 303 929 sous une forme modifiée.
II. Au cours de la procédure devant la division d'opposition, un tiers, la société EREMA, a présenté des observations conformément à l'article 115 CBE et fait valoir que l'invention n'était pas brevetable, car elle avait été rendue accessible au public par une utilisation antérieure, une autre société ayant eu accès à une installation de la société EREMA sans être pour autant tenue au secret.
III. Or la division d'opposition a refusé de tenir compte de ces observations, au motif que "l'existence des faits allégués n'avait pas été démontrée avec une force probante voisine de la certitude" (point 6 de la décision de la division d'opposition en date du 18 février 1995).
IV. Dans le mémoire où il expose les motifs de son recours, l'opposant objecte à son tour que l'utilisation a été rendue accessible au public par une utilisation antérieure, et il affirme que "ne serait-ce qu'en raison de cette utilisation antérieure qui a rendu l'invention accessible au public, le brevet en litige doit être révoqué en totalité".
V. Le titulaire du brevet objecte quant à lui que la partie adverse, M. Emmerich Hartdegen, n'est pas le véritable opposant, mais un simple homme de paille agissant pour le compte d'un tiers, la société EREMA. Il demande l'annulation de la décision d'opposition et le rejet de l'opposition pour cause d'irrecevabilité.
Pour étayer son objection, il avance les arguments suivants :
"Le mémoire déposé par le tiers contenant certaines formules analogues à celles qui avaient été utilisées dans l'exposé des motifs de l'opposition [il est manifestement fait allusion ici aux observations présentées par la société EREMA conformément à l'article 115 CBE], l'on peut penser qu'il existe certains liens entre l'opposant et la société EREMA, qui a rendu l'invention accessible au public lors d'une utilisation antérieure. Il y a lieu de penser que l'opposant agit pour le compte de la société EREMA, contre laquelle le titulaire du brevet bataille par écrit depuis 1988 à propos de cette même affaire. Une enquête a permis de constater que l'opposant est rapporteur au sein d'une division de brevets de l'Office allemand des brevets ("Patentberichterstatter")(tél. 2195 ...). Interrogé par téléphone, l'opposant a indiqué qu'il ne participerait pas à la procédure orale. Lorsque [le mandataire du titulaire du brevet] lui a carrément demandé s'il [l'opposant] avait fait opposition parce que la société EREMA le lui avait demandé, M. Hartdegen [l'opposant] a répondu qu'il ne pouvait pas répondre à cette question (et non pas par exemple "j'agis pour mon propre compte)."
(Par souci de clarté, la Chambre a complété les déclarations du titulaire du brevet par des explications mises entre crochets.)
Par conséquent, l'objection soulevée par le titulaire du brevet se fonde sur les ressemblances existant entre les formules figurant dans l'acte d'opposition et celles utilisées dans le mémoire produit par un tiers, et aussi sur le comportement qu'aurait eu l'opposant ainsi que sur certaines particularités telles que la profession de cet opposant, qui est rapporteur à l'Office allemand des brevets.
VI. Le titulaire du brevet a demandé, "à titre de requête subsidiaire, que la Chambre sursoie à l'examen du recours formé par l'opposant jusqu'à ce qu'elle ait statué sur le recours formé par le titulaire du brevet."
VII. La Chambre a donc considéré en bonne logique qu'il lui était demandé de se borner dans un premier temps à examiner la question de la recevabilité de l'opposition, et elle a invité l'opposant à prendre position au sujet de l'objection concernant l'irrecevabilité de son opposition.
VIII. Le requérant (opposant), qui était représenté par des mandataires agréés, n'a pas riposté aux arguments invoqués par le titulaire du brevet et a passé sous silence la question de l'interposition d'un homme de paille, se contentant d'affirmer que "toute personne" avait le droit de faire opposition, et qu'il n'y avait donc pas à se demander si une personne faisait opposition pour son propre compte ou en tant qu'homme de paille pour le compte d'un tiers.
Motifs de la décision
1. Irrecevabilité d'une opposition formée par un homme de paille
La question de la recevabilité d'une opposition dans le cas où il peut y avoir eu interposition d'un homme de paille est une question qui met en cause le droit pour une personne d'être partie ou de se faire représenter dans une procédure d'opposition ou de recours après opposition engagée devant l'Office européen des brevets. C'est là une question de droit d'importance fondamentale, à laquelle le texte de la CBE n'apporte pas de réponse claire. Dans bon nombre de décisions, les chambres de recours ont abordé les problèmes relatifs à l'identité de l'opposant et à l'interposition d'un homme de paille, et cela dans des cas de figure très divers, en exposant très en détail leurs motifs (cf. notamment les décisions T 10/82, JO OEB 1983, 407 ; T 25/85, point 14 de l'exposé des motifs, JO OEB 1986, 81 ; T 635/88, JO OEB 1993, 608 ; T 289/91, JO OEB 1994, 649 ; T 590/93, JO OEB 1995, 337 ; points 3 et 4 de l'exposé des motifs de la décision T 798/93, publiée au JO OEB 1997, 363 ; ainsi que les décisions non publiées T 582/90, point 1.1 de l'exposé des motifs ; T 548/91, point 1.2.3 s. de l'exposé des motifs et T 339/93, point 4 de l'exposé des motifs). La question de l'interposition d'un homme de paille ayant déjà été examinée sous ses différents aspects dans la jurisprudence des chambres de recours, il semble que le moment soit venu de saisir la Grande Chambre de recours, afin qu'elle apporte une clarification à ce sujet.
2. Saisine de la Grande Chambre de recours
Vu les considérations qui précèdent, la Chambre a été amenée à soumettre à la Grande Chambre de recours la question de savoir si une opposition formée par un prête-nom (un homme de paille) est recevable et, si ce n'est pas le cas, dans quelle mesure il convient de vérifier le bien-fondé de l'objection selon laquelle l'opposition a été formée par un homme de paille dès lors qu'il est fait état de circonstances qui donnent tout lieu de penser que l'opposant n'agit pas pour son propre compte.
3. Les conséquences de l'interposition d'un homme de paille
3.1 Pour toutes sortes de raisons, la question de savoir qui est véritablement partie à une procédure peut revêtir une grande importance, qu'il s'agisse notamment
1. d'apprécier l'autorité pour les parties de la décision prise par la division d'opposition, et les effets que cette décision peut avoir au niveau des actions en nullité et en contrefaçon engagées devant des tribunaux nationaux,
2. de vérifier si les dispositions relatives à la représentation d'opposants n'ayant pas leur domicile ou leur siège sur le territoire de l'un des Etats parties à la CBE ont bien été respectées,
3. d'apprécier les preuves.
3.2 En ce qui concerne la première raison pour laquelle il importe de connaître la véritable identité d'une partie, il convient de noter que :
Lorsqu'il s'agit de déterminer avec quel degré de certitude on peut présumer que la personne présentée comme l'opposant dans l'acte d'opposition est véritablement l'opposant, et d'établir à qui incombe la charge de la preuve, il peut être important, aussi bien dans le cadre de la CBE que lors des actions en nullité et en contrefaçon engagées devant des tribunaux nationaux dans des affaires ayant un lien avec l'opposition, de savoir dans quel cas de figure on se trouve du point de vue de la procédure et dans quelle mesure, par conséquent, il semble que l'on doive reconnaître dans la pratique à une partie le droit d'obtenir la vérification de la qualité de l'opposant. C'est ainsi par exemple que la décision de suspendre une procédure en nullité ou en contrefaçon engagée devant un tribunal national peut dépendre de la question de savoir si l'opposant dans la procédure européenne d'opposition est bien la même personne que l'une des parties à l'action en nullité ou en contrefaçon engagée au niveau national. De même, le fait que les parties soient liées par une décision prise à l'issue d'une procédure d'opposition ou d'une procédure de recours faisant suite à une opposition peut permettre, lors d'une procédure en nullité engagée dans un Etat partie à la CBE désigné dans la demande, de faire jouer l'exception de la chose jugée ("res judicata"). C'est tout au moins ce que prévoit l'article 11 de la loi autrichienne d'introduction de traités en matière de brevets dans le cas des brevets européens (AT), c'est-à-dire des brevets européens qui ont des effets sur le territoire autrichien. Dans cet article, il est précisé en effet que les décisions rendues dans le cadre des procédures européennes d'opposition possèdent l'autorité de la chose jugée et ont donc valeur de précédent pour les actions en nullité engagées ultérieurement au niveau national devant la section des nullités, à condition qu'elles concernent le même objet. D'après la note explicative accompagnant cette loi, il faut entendre par là que les parties et l'objet doivent être les mêmes ; pour la signification à donner à la notion de "même objet", le législateur renvoie à la doctrine et à la jurisprudence en matière de litispendance.
Les différences existant dans l'organisation des procédures en annulation et en contrefaçon dans les divers Etats contractants peuvent également jouer un rôle pour l'appréciation du statut juridique des parties à une procédure européenne d'opposition ou à une procédure européenne de recours faisant suite à une opposition, la question à trancher étant celle de savoir si la partie adverse peut se trouver lésée dans ses droits du fait de l'intervention de l'homme de paille, et si oui, dans quelle mesure.
3.3 Il n'est pas nécessaire à ce propos d'examiner une autre question qui se pose, celle de savoir si le titulaire du brevet a le droit de se prévaloir de l'existence d'un accord entre les parties, d'autant que la recevabilité dans la procédure d'opposition de ce genre d'objections ("exceptio pacti") est contestée (décision de la division d'opposition en date du 13 mai 1992, JO OEB 1992, 747 - "Obligation de non contestation"), et que les chambres de recours n'ont pas encore tranché à ce sujet. En tout état de cause, si on se réfère aux décisions rendues jusqu'à présent, dans lesquelles il a toujours été considéré que le recours à un homme de paille était inadmissible en tant que tel, la question qui se pose en l'occurrence ne tourne pas uniquement autour de cet aspect - contrairement à ce qui a été considéré dans les solutions esquissées dans le cadre de procédures nationales en opposition et en nullité comparables à celles prévues dans la loi allemande sur les brevets.
3.4 Deuxièmement, la connaissance de l'identité véritable d'une partie est importante du point de vue du droit de représentation des parties dans les procédures devant l'OEB. Le recours à un homme de paille peut être un moyen efficace de tourner les dispositions de l'article 134(1) et (7) CBE. Même si rien n'indique que tel a été le cas dans la présente espèce, cela ne signifie pas pour autant qu'il n'y ait pas à tenir compte de ces considérations lorsqu'il s'agit d'apprécier sur le principe l'intérêt pour agir d'une partie qui fait fonction d'homme de paille.
3.5 Troisièmement, la connaissance de l'identité véritable d'une partie est importante pour la recherche de la vérité dans le cadre de l'administration de la preuve. La vérité peut en effet être difficile à établir lorsqu'on ne connaît pas clairement les relations existant entre les parties et les témoins, ou le statut des personnes faisant des déclarations au sujet des faits.
4. En ce qui concerne la question n° 1 posée à la Grande Chambre de recours, les chambres de recours ont estimé dès le départ qu'un homme de paille n'était pas "toute personne" au sens de l'article 99(1) CBE, et qu'une opposition formée par un homme de paille était irrecevable. Cette appréciation est en accord avec la jurisprudence de la Grande Chambre de recours, laquelle a déclaré dans la décision G 9/91 : "la procédure d'opposition après délivrance prévue par la CBE doit en principe être considérée comme une procédure contentieuse entre des parties défendant normalement des intérêts opposés, et auxquelles il faut accorder un traitement équitable" (JO OEB 1993, 408, 412, fin du point 2 de l'exposé des motifs). Poussant ce principe encore plus loin, la Grande Chambre de recours a expliqué que, contrairement à ce qu'elle avait affirmé dans une décision antérieure (G 1/84, JO OEB 1985, 299 - "Mobil Oil"), l'opposition formée par le titulaire du brevet contre son propre brevet était irrecevable, l'expression "toute personne" figurant à l'article 99(1) CBE excluant à son avis le titulaire du brevet (G/9/93, JO OEB 1994, 891 "Opposition par les titulaires du brevet").
5. Il est incontestable que lorsqu'une partie objecte d'une manière tout à fait générale, sans s'appuyer sur des éléments précis, que la partie adverse est un homme de paille, il n'y a pas à examiner cette accusation. Mais cette question, déjà abordée dans la décision T 798/93 (JO OEB 1997, 363, cf. point 3.5 de l'exposé des motifs), ne se pose pas dans la présente affaire.
6. Preuve de la qualité d'homme de paille
6.1 Plus controversée en revanche est la question de savoir dans quelle mesure il faut tenir compte de cette objection lorsque celui qui la soulève fait valoir un certain nombre d'éléments qui donnent à penser que l'opposant agit non pas pour son propre compte, mais pour celui d'un tiers dont il est l'homme de paille. Les considérations qui ont amené la Chambre à soumettre cette deuxième question à la Grande Chambre de recours sont les suivantes :
C'est au titulaire du brevet qu'il incombe de faire valoir et de prouver que son adversaire est un homme de paille. Dans la présente affaire, il s'agit de savoir si vu certaines particularités relatives à la personne de l'opposant (par ex. sa profession) ou un certain nombre d'autres indices (par ex. le fait qu'il ait repris des formules utilisées dans une correspondance ou dans le cadre d'une procédure entre le titulaire du brevet et un tiers), il convient d'examiner l'objection selon laquelle l'opposition doit pour toutes ces raisons être considérée comme irrecevable. Dans la plupart des cas en effet, il est difficile, voire impossible pour le titulaire du brevet de fournir la preuve de tous les faits personnels à son adversaire qui l'ont amené à conclure que celui-ci est un homme de paille. Il est rare qu'un tiers reconnaisse qu'il est le véritable opposant, car en général, lorsqu'on fait appel à un homme de paille, c'est justement pour brouiller les pistes, voire pour rendre impossible l'identification du véritable opposant. Il pourrait donc être indiqué d'exiger de l'opposant qu'il apporte son concours pour l'administration de la preuve à cet égard, lorsqu'il a été relevé un certain nombre d'indices qui donnent à penser que cet opposant pourrait ne pas agir pour son propre compte. L'on devra dans ce cas se demander dans quelle mesure il convient de tenir compte de certaines particularités touchant à la personne de l'opposant qui, si l'on en croit l'expérience, pourraient laisser suspecter qu'il agit pour le compte de tiers. S'il s'agit d'indices concrets, ils pourraient suffire pour justifier la prise de mesures d'instruction conformément à l'article 117 CBE : il pourrait notamment être procédé à l'audition de l'opposant en tant que partie (article 117(1)a) CBE), ou être demandé à cet opposant de faire une déclaration écrite sous la foi du serment. C'est à ce dernier type de mesure que les chambres ont eu recours par exemple dans les décisions citées plus haut au point 2. En revanche, si la Chambre se montre trop exigeante, ce qui rendrait impossible l'administration de la preuve, le titulaire du brevet risque de ne pas pouvoir obtenir satisfaction, et d'avoir comme adversaire non pas le véritable opposant, comme il le demande, mais un homme de paille.
6.2 La question se pose donc de savoir si l'on peut faciliter l'administration de la preuve par le titulaire du brevet (et, si oui, dans quelle mesure) lorsque celui-ci, qu'il ne peut être présumé que entend montrer la personne qui se présente comme l'opposant n'est pas le véritable opposant.
Dans les modèles de résolution des problèmes de preuve que l'on trouve dans les codes de procédure nationaux, il est demandé de prouver certains faits personnels à l'adversaire, ou bien il est reconnu qu'il n'est pas possible dans la pratique de prouver dans tous les détails le déroulement des événements. Pour l'instance chargée d'apprécier les preuves, la solution pourra consister soit à déroger aux règles normalement applicables en matière de répartition de la charge de la preuve, soit à exiger de la partie adverse, pour un certain nombre de raisons, qu'elle participe à l'administration de la preuve.
6.2.1 Les preuves dites "prima facie" prévues dans le droit allemand permettent de faciliter l'administration des preuves devant l'instance chargée d'apprécier les preuves produites. Il est considéré dans le droit allemand que le déroulement typique d'un événement, à ce qu'enseigne l'expérience, est à première vue suffisamment prouvé si la partie qui déclare que les événements se sont déroulés de cette façon peut prouver l'existence des éléments essentiels sur lesquels elle fonde ses allégations. Pour réfuter une preuve "prima facie", la partie adverse pourra faire valoir que le déroulement des événements était atypique en l'occurrence.
Ce même droit allemand va encore plus loin en prévoyant la possibilité du renversement de la charge de la preuve : dans ce cas, ce n'est plus la partie qui a normalement la charge de la preuve, mais la partie adverse qui supporte les risques découlant de l'impossibilité de prouver tel ou tel fait. La charge de la preuve est renversée par exemple lorsque l'adversaire de la partie à laquelle incombe la charge de la preuve brouille les pistes, pour masquer soit qu'il a commis une grave faute professionnelle qui a pu être dommageable (cas typique par exemple de l'erreur médicale), soit qu'il a mis en circulation par erreur un produit qui, bien qu'utilisé conformément au mode d'emploi, a causé des dommages corporels ou matériels (responsabilité du fait d'un produit), soit qu'il n'a pas respecté ses obligations contractuelles d'information et de conseil (cas par ex. du médecin qui a omis d'informer son patient des risques que comportait l'opération). La ligne de démarcation entre l'appréciation de la preuve et le renversement de la charge de la preuve est difficile à tracer dans la pratique.
Dans la jurisprudence allemande, il est souvent procédé dans la pratique (pour des raisons d'équité et pour maintenir un juste équilibre entre les intérêts des parties) à une répartition de la charge de la preuve par "zone de risques", c'est-à-dire que la preuve des faits exclusivement personnels à une partie incombe à cette partie.
6.2.2 Dans ces divers modèles prévus par le droit allemand, la répartition de la charge de l'allégation et de la preuve des faits varie plus ou moins, ou bien les parties peuvent être tenues de participer de façon plus ou moins importante à l'administration de la preuve. Appliqués au cas particulier de l'opposition formée par un homme de paille, ces modèles conduisent aux résultats suivants :
- dans le modèle faisant intervenir la preuve prima facie, l'opposition est recevable dès lors que l'opposant peut dissiper les doutes sur sa véritable identité qu'a fait naître l'existence d'indices typiques révélateurs de l'interposition d'un homme de paille, en invoquant à son tour l'existence d'indices tout aussi typiques montrant qu'il a agi en son nom propre.
- dans le modèle prévoyant le renversement de la charge de la preuve, l'opposition dont on soupçonne qu'elle a été formée par un homme de paille n'est recevable que si la personne qui se présente comme étant l'opposant parvient à prouver de manière convaincante au tribunal qu'elle n'est pas un homme de paille.
- dans le modèle prévoyant une répartition de la charge de la preuve par "zones de risques", l'opposant doit là encore prouver qu'il agit pour son propre compte.
6.2.3 Le droit anglais quant à lui distingue entre "legal" ou "persuasive burden of proof" d'une part et "evidential burden of proof" d'autre part. Dans le premier cas, la charge de la preuve incombe normalement à la partie qui fait une allégation, et elle continue normalement à lui incomber pendant toute la durée de la procédure. Dans le cas de l'"evidential burden of proof" en revanche, la charge de la preuve peut continuellement être renvoyée d'une partie à l'autre au fur et à mesure du déroulement de la procédure.
En procédure civile, la partie à laquelle incombe l"evidential burden" peut se contenter de produire toute forme de preuve paraissant suffisante à première vue ("prima facie case"). Une preuve suffisante à première vue est une preuve qui, en l'absence de preuve contraire de même valeur, suffit à établir l'exactitude d'une allégation. En général, la force probante exigée est celle de la "proof on the balance of probabilities" (preuve au vu de ce qui paraît le plus probable). Mais il est également possible de fixer des critères plus stricts en fonction de la gravité des accusations.
Selon la règle de la "best of evidence" (règle de la meilleure preuve, dite aussi "primary evidence" (preuve primaire)), la preuve produite doit être la meilleure qui puisse être fournie eu égard à la nature de l'affaire en cause. Si une partie a recours à une "secondary evidence" (preuve secondaire), elle doit montrer qu'elle ne peut avoir accès à une preuve "primaire".
Il est souvent question dans le droit anglais de la preuve, tout au moins en common law, de la possibilité de transférer la charge de la preuve à la partie qui est celle qui a normalement connaissance des faits à prouver ("facts which are peculiarly within his knowledge") ; toutefois l'arrêt rendu par la Court of Appeal dans l'affaire R. c. Edwards [1974] 2 All ER, 1085, a remis en cause l'application de ce principe dans les affaires pénales.
6.2.4 En droit français, le juge a la faculté d'enjoindre à une partie ou à un tiers de produire un élément de preuve particulièrement pertinent (document, enregistrement sonore), lorsqu'il ne dispose pas encore d'éléments suffisants pour statuer. Cette "production forcée d'une preuve", prévue à l'article 11 du Nouveau code de procédure civile, ne conduit pas à un renversement de la charge de la preuve. Le juge ne disposant dans ce cas d'aucun moyen direct de coercition et pouvant simplement ordonner une astreinte, il n'est pas exclu que le détenteur de l'élément de preuve refuse de se plier à l'injonction du juge. Le juge peut néanmoins tenir compte de ce refus lors de l'appréciation des preuves et considérer, le cas échéant, comme exactes les allégations de la partie qui avait demandé la production de cet élément de preuve.
Lorsqu'il s'avère difficile de prouver directement un fait, il est possible d'apporter cette preuve en établissant l'existence de faits voisins ou connexes pour conclure sur la base de présomptions de fait à l'existence du fait à prouver. En pareil cas, la preuve est indirecte (présomption du fait de l'homme) : le juge forge sa conviction à partir d'indices. Toutefois l'article 1353 du Code civil impose au juge de n'admettre que des présomptions graves, précises et concordantes.
Enfin, le juge peut déférer d'office le serment à l'une des parties (serment supplétoire) : il s'agit dans ce cas d'un moyen supplémentaire d'information dont l'emploi et l'appréciation sont laissés à la discrétion du juge. Si la partie en question refuse de prêter serment, le juge peut, dans le cadre de sa libre appréciation des preuves, tirer de ce refus une présomption de fait.
Une partie peut également - sans qu'ait été apporté un commencement de preuve - demander au juge d'entendre la partie adverse sous serment ("serment décisoire", article 1359 s. du Code civil), dans le cas où elle allègue à l'appui de sa prétention un fait qu'elle ne peut démontrer et qui est personnel à la partie adverse. Le but est de clore définitivement la contestation. Le juge ne dispose d'aucune marge d'appréciation : le refus de prêter serment fait foi contre celui qui se dérobe (art. 1361 du Code civil).
6.3 Répartition dans la pratique de la charge de la preuve au bénéfice du titulaire du brevet
6.3.1 Les principes généraux du droit en vigueur dans les Etats contractants ne permettant pas d'apporter une réponse claire et sans équivoque aux questions relatives à la preuve de l'interposition d'un homme de paille, il semble qu'il y ait lieu de donner une interprétation autonome des dispositions de la CBE, de manière à tenir compte au mieux de l'intérêt du public, tout en maintenant un juste équilibre entre les intérêts des diverses parties à la procédure d'opposition devant l'Office européen des brevets.
6.3.2 L'application des règles en matière de preuve prima facie dans le cas où il s'agit de prouver la qualité d'homme de paille d'un opposant ne devrait pas semble-t-il conduire à renforcer sensiblement la position du titulaire du brevet, les preuves prima facie étant faciles à réfuter.
6.3.3 Dans le cas où il existe un certain nombre d'éléments concrets qui donnent à penser que l'opposant pourrait agir pour le compte d'un tiers, il semblerait qu'il vaille mieux renverser la charge de la preuve ou procéder à une répartition de la charge de la preuve par "zones de risques", autrement dit ce serait l'opposant qui devrait dans ce cas prouver qu'il n'est pas l'homme de paille d'un tiers.
Ce faisant, il conviendra d'examiner dans quelle mesure il y a lieu de voir dans certaines particularités touchant à la personne de l'opposant ou dans un certain nombre d'autres indices des éléments concrets qui, à ce qu'enseigne l'expérience, sont révélateurs de l'interposition d'un tiers. Une particularité à signaler dans le cas de l'opposant pourrait être sa profession ; mais un certain nombre d'autres indices, tels que le fait qu'il ait repris des formules utilisées lors d'un échange de correspondance ou dans le cadre d'une procédure entre le titulaire du brevet et un tiers pourraient justifier que l'on examine le bien-fondé de l'objection selon laquelle l'opposition n'est pas recevable, l'opposant agissant pour le compte d'un tiers.
6.3.4 Conformément à l'article 117 CBE, il conviendrait de vérifier si l'opposant agit bien pour son propre compte. Comme mesures d'instruction, l'OEB pourrait ordonner entre autres l'audition de l'opposant en tant que partie (article 117(1)a) CBE) ou la production par l'opposant d'une déclaration écrite faite sous la foi du serment. Si après la prise de ces mesures d'instruction la situation n'était toujours pas éclaircie, ce ne serait pas à l'opposant que serait accordé le bénéfice du doute, comme c'est normalement le cas lorsqu'est soulevée l'exception d'irrecevabilité, mais au titulaire du brevet, du fait du renversement de la charge de la preuve ; l'opposition serait donc considérée comme irrecevable.
7. Ordre logique des questions à poser
7.1 Toutes les considérations qui précèdent permettent de conclure à l'importance fondamentale de la question n° 2 que la Chambre se voit amenée, conformément à l'article 112(1)a) CBE, à soumettre d'office à la Grande Chambre à l'issue de la présente procédure de recours engagée à la suite de la procédure d'opposition.
7.2 La question de savoir si, sur le principe, une opposition formée par un homme de paille est ou non recevable - question n° 1, à trancher dans la présente affaire T 301/95 - doit logiquement être posée avant la question n° 2. La Grande Chambre de recours n'ayant pas encore eu à statuer sur ce point, il conviendrait semble-t-il de ne pas poser la question n°2 isolément, mais de donner au contraire l'occasion à la Grande Chambre de recours de confirmer ou d'infirmer la réponse donnée jusqu'ici par la jurisprudence.
Dispositif
Par ces motifs, il est statué comme suit :
Conformément à l'article 112(1) a) CBE, la Chambre soumet à la Grande Chambre de recours les questions de droit suivantes, qui sont d'une importance fondamentale :
1. Une opposition introduite par un prête-nom ("homme de paille") est-elle recevable ?
2. Si la réponse à la question 1 est négative, dans quelle mesure convient-il de vérifier le bien-fondé de l'objection selon laquelle il s'agit d'un homme de paille, dès lors qu'il est fait état de circonstances qui donnent tout lieu de supposer que l'opposant n'agit pas pour son propre compte ?