EXPOSÉS PRÉSENTÉS PAR DES JUGES NATIONAUX
Evolutions récentes du droit des brevets européen et national ainsi que de la jurisprudence
IT Italie
Gabriella MUSCOLO
Commissaire, Autorité italienne de la concurrence ; ancienne juge au Tribunal de Rome (Section PI)
Droit des brevets et jurisprudence au niveau européen et national : évolutions récentes
Quatre affaires de brevet italiennes
I. Brevets et normes
Division du Tribunal de Milan spécialisée dans la propriété intellectuelle, désormais appelée juridiction d'entreprise spécialisée Tribunal de Milan − Marina Tavassi, juge
Samsung Electronics Co. Ltd. et Samsung Electronics Italia S.p.A. v Apple Inc., Apple Italia Srl, Apple Retail Italia Srl, Apple Sales International
ORDONNANCES (deux ordonnances différentes pour des groupes différents de brevets européens), 5 janvier 2012 et le procès qui suit
À l'automne 2011, Samsung a déposé auprès de la Division spécialisée de Milan une requête en vue d'obtenir une injonction provisoire. Il sollicitait du juge (Marina Tavassi) qu'il interdise la vente par Apple du dernier modèle de l'iPhone sur le marché italien. Le lancement de l'iPhone 4S sur ce marché était prévu avant Noël 2012. Samsung sollicitait aussi l'octroi d'une injonction concernant les nouveaux modèles d'iPad prêts à être commercialisés.
Les questions soumises étaient complexes : elles concernaient la protection de certaines "familles" de brevets détenues par la société coréenne (103 familles couvrant plusieurs milliers de brevets) de même que des problèmes portant sur des brevets essentiels liés à une norme ainsi que les licences FRAND1. Au cours de la procédure conservatoire, Apple a présenté une demande reconventionnelle, déclarant que Samsung avait violé le droit de la concurrence en abusant de sa position dominante, en empêchant Apple d'utiliser ses brevets et en refusant d'accorder une licence FRAND à Apple. L'affaire méritait une attention particulière. La décision à prendre mettait en jeu de nombreux aspects débattus de la relation entre la concurrence et les droits de propriété intellectuelle. Ce point présentait un intérêt particulier du fait de la profondeur de son analyse des conséquences sur le marché et de l'importance des parties à la procédure.
Recherchant une injonction provisoire pour bloquer le lancement imminent du nouvel appareil mobile Apple, Samsung a allégué la contrefaçon de deux brevets : l'un concernant le célèbre "Siri" (sorte d'assistant automatique intelligent) et l'autre l'écoute de données ("data tapping") (technologie permettant à l'utilisateur de déclencher une action en enregistrant certaines données).
Le Tribunal de la propriété intellectuelle de Milan est intervenu dans ce litige pour statuer à la fois en matière de brevet et en matière de concurrence, notamment sur une requête visant à instituer une redevance FRAND.
Au cours de la procédure, Apple a présenté une demande reconventionnelle pour obtenir une ordonnance contre Samsung qui l'obligerait à octroyer une licence à Apple assortie de redevances FRAND, invoquant une infraction à l'article 102 TFUE.
Dans ses ordonnances, le juge Tavassi a analysé la relation entre les parties ainsi que le contact qu'elles avaient eu antérieurement, afin de déterminer le pourcentage de redevances demandé par Samsung pour l'utilisation par Apple de ses brevets, la fourniture des puces par Qualcomm et Intel pour fabriquer les nouveaux modèles d'Apple, ainsi que les accords existants entre Samsung d'une part et Qualcomm et Intel d'autre part, accordant à ces derniers des licences sur les brevets Samsung. Ensuite, elle a mis en balance les intérêts des parties et notamment tenu compte du préjudice potentiel que pourrait entraîner pour chacune des parties l'octroi ou le refus de l'injonction.
Finalement, le juge a décidé de ne pas octroyer la mesure provisoire, au motif qu'on pourrait voir dans l'utilisation par Apple de puces Qualcomm et Intel un épuisement du droit de Samsung à obtenir des redevances pour ses brevets. En outre, l'établissement de l'existence d'un comportement anticoncurrentiel – allégué par le défendeur – en raison d'un abus de position dominante nécessitait de réunir et d'examiner un vaste volume de preuves, activité qui n'a pas été jugée appropriée pour la phase d'évaluation d'une procédure provisoire.
Nous nous intéressons ici en particulier à deux ordonnances du 5 janvier 2012 : la première a été rendue dans une procédure provisoire ante causam et la seconde, ayant un contenu identique sur le fond pour les besoins de cet examen, a été rendue dans une procédure provisoire engagée à la demande de Samsung dans le cadre de la procédure de fond qu'elle a engagée contre Apple.
Dans l'affaire en question, Samsung se plaignait du fait qu'Apple ait mis en œuvre ses propres appareils de téléphonie utilisant la fonction de transmission de données, en choisissant, parmi les variantes possibles, un mode d'application exploitant la technologie des inventions de Samsung. Cette conduite fut la base de la demande du défendeur visant à obtenir une série de mesures conservatoires (injonction, retrait du marché et saisie des produits Apple argués de contrefaçon).
Dans sa défense, Apple a fait valoir que la conduite de Samsung était contraire au droit, alléguant un abus de position dominante. Il se serait agi, dans les faits, d'un refus de Samsung de concéder ses brevets à Apple selon les conditions FRAND (en demandant des redevances très élevées de 2,4 %). En tout cas, la seule raison d'instituer une procédure provisoire était de nuire à l'intimé juste avant le lancement de son nouveau smartphone sur le marché italien.
Les aspects anticoncurrentiels ont amené à se demander si la présence de brevets dans une norme donnée empêcherait le développement technologique du secteur, avec des conséquences négatives à la fois pour les concurrents et les consommateurs, constituant ainsi un abus de position dominante, au sens de l'article 102 TFUE.
Le débat sur cette question a été influencé également par la décision de la Cour de justice in re Rambus Inc. (COMP/C-3/38, 636, 9 décembre 2009). Il porte de manière plus générale sur la question de la doctrine des facilités essentielles selon laquelle les entreprises ou les individus faisant un vaste usage d'un bien qui n'est pas facilement reproduit pour des raisons économiques ou juridiques sont forcés de mettre ce bien à la disposition de quiconque le demande, en des termes équitables, le refus de s'y conformer étant considéré comme un abus de droit.
En référence aux enseignements de la Commission européenne sur le transfert de technologie perçu (Communication de la Commission, Lignes directrices relatives à l'application de l'article 81 du traité CE aux accords de transfert de technologie, 2004/C 101/02, paragraphe 6), les ordonnances ont examiné comment les effets de la présence d'un droit exclusif impliquent, pour le titulaire, deux possibilités : octroyer une sous-licence pour l'exploitation du brevet par des tiers ou défendre son exclusivité. S'il s'agit de brevets essentiels liés à une norme, la deuxième possibilité empêche l'activité des concurrents et constitue, en définitive, un obstacle au progrès technologique.
Soulignant l'utilité de la règle de raison, le juge a affirmé qu'il était nécessaire d'examiner les conditions particulières du marché dans lequel les parties à cette affaire étaient appelées à travailler. Il s'agit d'un secteur caractérisé par de fortes innovations technologiques et la possibilité d'enregistrer des gains exceptionnels, prêt à ouvrir le marché à des perspectives concurrentielles.
Il a donc été considéré dans les ordonnances que le demandeur pouvait obtenir une protection adéquate pour ses droits de propriété et pour les victimes potentielles, uniquement en pleine possession des faits. En mettant en balance les intérêts conflictuels, le juge a estimé que l'obligation d'octroyer une licence de brevet selon les conditions FRAND et de rendre une telle mesure effective ne pouvait être évaluée que pendant une procédure au fond, notamment parce que la question du prix équitable impliquait des aspects anticoncurrentiels méritant un examen plus approfondi.
Enfin, le préjudice que Samsung subirait si les mesures provisoires venaient à être rejetées pendant la phase provisoire serait déterminé surtout par le montant des redevances non perçues, en supposant que la déclaration de contrefaçon par le demandeur soit confirmée sur le fond de l'affaire. Il est juste d'affirmer que le préjudice présumé pour Samsung peut être considéré comme un droit de crédit auquel il peut être satisfait de manière adéquate à la fin de la procédure au fond.
Suite à la procédure d'injonction − où la demande d'injonction de Samsung visant à cesser la contrefaçon alléguée a été rejetée −, Samsung a assigné Apple à obtenir l'évaluation complète de l'affaire.
Apple a répondu par une demande reconventionnelle en nullité de brevets Samsung et a en tout cas nié avoir mis en œuvre ces brevets dans son iPhone 4S. Dans la procédure au fond, Apple a présenté une nouvelle fois sa demande d'abus de position dominante.
Dans cette procédure, le juge a nommé deux experts chargés d'évaluer la validité et la révocation des brevets de Samsung et déterminer si le produit Apple mettait en œuvre ces brevets. Le juge Tavassi a décidé d'autoriser le recours aux conseils d'experts pour déterminer :
i) si, d'un point de vue technique, les produits Apple contenaient exclusivement des puces et composants d'entreprises ayant déjà versé les redevances nécessaires à Samsung (par ex. : Qualcomm et Intel) ;
ii) si, dans le cas contraire, ces produits violaient les brevets Samsung ;
iii) et si ces brevets étaient valides dans les faits.
Par ailleurs, un expert économiste a été nommé pour établir le pourcentage éventuel d'une licence FRAND permettant de mettre en œuvre les brevets de Samsung.
Le procès ordinaire est actuellement en cours.
Dans ce contexte, il est important de rappeler qu'en avril 2014, la Commission a pris une décision (datée du 29 avril 2014) concernant deux affaires présentant un intérêt majeur dans ce secteur spécifique des brevets essentiels liés à une norme (BEN) : les affaires Samsung et Motorola Mobil.
Dans l'affaire Samsung, la Commission a accepté les engagements proposés par Samsung comme étant juridiquement contraignants selon les règles antitrust de l'UE (article 9 du règlement antitrust de l'UE 1/2003). Selon ces engagements, pendant une durée de cinq ans, Samsung ne demandera pas d'injonction dans l'Espace économique européen sur la base de ses BEN pour smartphones et tablettes, actuels et futurs, à l'encontre de titulaires de licences qui s'inscrivent dans un cadre spécifique d'octroi de licences. Ce cadre prévoit une période de négociation allant jusqu'à 12 mois et ensuite une détermination des conditions FRAND avec des tiers. Tout litige concernant les conditions FRAND pour les BEN en question sera déterminé par un tribunal ou, si les parties l'acceptent, par un arbitre. Ces engagements veillent donc à créer un "refuge sûr" pour tous les titulaires potentiels de licences des BEN de Samsung en question. Les titulaires potentiels de licences qui s'inscriront dans ce cadre seront protégés contre les injonctions demandées par Samsung concernant des BEN.
Le procès engagé auprès du Tribunal spécialisé de Milan est en cours et porte sur la détermination de la redevance FRAND.
II. Brevets et procédure internationale
Cour suprême italienne, divisions civiles conjointes, ordonnance n° 14508, 10 juin 2013, General Hospital Corporation, Palomar Technologies Inc. v Asclepion Laser Technologies GmbH
L'ordonnance rendue par la Cour suprême italienne porte sur une action préliminaire de juridiction en instance devant le tribunal de première instance. Cette action a été engagée par Palomar Technologies et la General Hospital Corporation (les demandeurs).
Le défendeur (Asclepion) a engagé une action en constatation négative concernant la contrefaçon de produits industriels couverts par un brevet européen devant le Tribunal de première instance de Rome. Les demandeurs ont remis en cause la compétence du Tribunal italien car l'action avait été engagée par une entreprise étrangère contre deux entreprises étrangères, par conséquent sans aucun lien avec la juridiction italienne aux termes de l'article 5, paragraphe 3, du règlement (UE) 44/2001, conformément à la loi italienne.
Aux motifs du même article 5, paragraphe 3, le demandeur a considéré que la juridiction italienne était compétente à la fois pour la partie italienne et pour la partie allemande du brevet.
La Cour suprême italienne a interprété l'article 5, paragraphe 3, comme suit : en matière délictuelle sont compétents les tribunaux du lieu où l'événement dommageable s'est produit. Par ailleurs, l'arrêt de la Cour de justice de l'Union européenne du 25 octobre 2012 (affaire C-133/11) avait attesté que l'article cité s'appliquait à une telle action en constatation négative. Les arguments des défendeurs ont donc été rejetés.
La procédure a abouti à la conclusion suivante : la Cour a confirmé la validité de la compétence des tribunaux italiens, également pour la partie allemande du brevet.
III. Brevets et contrefaçon indirecte
Décision du Tribunal de Rome, division spécialisée dans les litiges de PI
Président : Tommaso Marvasi – Porte-parole : Gabriella Muscolo 25 juin 2013
DiaSorin S.p.A., entreprise du secteur pharmaceutique, fabricant et distributeur du test Elisa pour le dosage des anticorps anti-transglutaminase IgA (dénommé ci-après "Elisa"), utilisé pour le diagnostic de la maladie cœliaque, a engagé une action contre Detlef Schuppan et Walburga Dietrich, titulaires du brevet EP 0 912 898 B1, avec la priorité du brevet allemand DE 19630557. Il s'agit d'une action en nullité de la partie italienne dudit brevet, pour absence de nouveauté et d'activité inventive. L'action est également dirigée contre Eurospital, distributeur et titulaire italien de la licence, et DiaSorin S.p.A. demande des dommages-intérêts pour des actes de concurrence déloyale. Les défendeurs, lorsqu'ils ont comparu devant le tribunal, ont contesté la nullité du brevet et présenté une demande reconventionnelle de déclaration de contrefaçon par le test Elisa, dans le but d'obtenir des dommages-intérêts qui seront calculés au cours de la procédure et liquidés si possible de manière équitable, pour une injonction contre une contrefaçon continue et pour la destruction des tests de diagnostic, ainsi que des mesures secondaires concernant des sanctions financières et la publication.
Le brevet litigieux est le brevet européen EP 0 912 898, avec validation italienne 47693BE2002, ce dernier étant intitulé "Procédé immunologique de mise en évidence d'anticorps dirigés contre la transglutaminase tissulaire (tTG), utilisation de la tTG à des fins de diagnostic et de contrôle de la thérapie et agent pharmaceutique oral contenant de la tTG". Le brevet revendique la priorité du brevet allemand DE 19630557 déposé le 18 juillet 1996.
Le test Elisa fabriqué par Diasorin et distribué par cette même entreprise dans les hôpitaux italiens permet de diagnostiquer la maladie cœliaque ou sprue cœliaque, qui se caractérise par une intolérance déterminée génétiquement à une série de céréales contenant du gluten.
Le tribunal a commandé un rapport d'expert qui a conclu que l'invention était nouvelle et impliquait une activité inventive et qu'Elisa, en tant que test de diagnostic de la maladie cœliaque, constituait un élément essentiel dans la mise en œuvre de la procédure de diagnostic et le contrôle de la maladie et qu'il n'était pas utilisable sinon par les hôpitaux. Le tribunal a donc décidé que Diasorin, fabricant de ce test, pouvait être accusé de participation à la contrefaçon de l'invention brevetée, indépendamment de la preuve de la connaissance justifiée par l'avertissement déposé avec les documents du procès.
Pour les raisons exposées ci-dessus, le tribunal rejette les principales demandes de déclaration en nullité du brevet en cause et ordonne le versement de dommages-intérêts pour concurrence déloyale. Il reconnaît les demandes reconventionnelles pour déclaration de participation à la contrefaçon, ordonne le versement de dommages-intérêts, l'acte de contrefaçon contraire au droit étant responsable de ces dommages, et ordonne une injonction contre une contrefaçon continue et pour la destruction des tests contrefaisants, conformément aux articles 124 et 125 du Code italien de la propriété industrielle.
Le tribunal considère également qu'à titre de dissuasion et d'information du secteur concerné, il convient de prévoir des mesures accessoires de sanctions financières, fixées à 1 000 EUR par jour de retard dans l'exécution de son verdict, à compter de la date de sa communication et de la date de publication autorisée pendant deux jours consécutifs, sous la responsabilité des défendeurs et aux frais du demandeur, dans deux journaux quotidiens nationaux et dans deux magazines spécialisés que les défendeurs choisiront.
Dans une ordonnance séparée, le tribunal statue sur les poursuites judiciaires relatives à la liquidation des dommages-intérêts. Le tribunal réserve son jugement sur les coûts tant que le jugement final n'est pas prononcé.
IV. Autorité italienne de la concurrence
Décision du 27 février 2014, Roche-Novartis
Cette décision a été rendue par l'autorité italienne de la concurrence (AGCM). Elle porte sur un accord horizontal entre Roche et Novartis, titulaires de la licence de brevets portant sur les medicaments Avastin et Lucentis.
L'accord limitait la concurrence en assurant le partage du marché des médicaments utilisés dans le traitement de problèmes de vue, tels que la dégénérescence maculaire liée à l'âge. Sur ce marché, il existait deux médicaments principaux utilisés contre ce type de maladie oculaire.
Avastin, qui est fabriqué par Roche, est un médicament dont l'utilisation est autorisée pour le traitement de certains cancers. Cependant, il peut aussi être utilisé pour traiter la dégénérescence maculaire, et en Italie, il est utilisé à cet effet sans autorisation de mise sur le marché.
Lucentis, qui est fabriqué par Novartis, est un médicament conçu spécifiquement pour le traitement de la dégénérescence maculaire ; il est beaucoup plus cher qu'Avastin.2
Ces deux médicaments ont été inventés et brevetés par Genentech, filiale de Roche. En tant que titulaire de ces brevets (arrivant à expiration en 2018, avec un CCP les prolongeant jusqu'en 2022 pour Lucentis et 2019 pour Avastin)3, Genentech a conclu un accord de licence avec Roche, donnant à Roche le droit de commercialiser Avastin en dehors des États-Unis. Genentech a également un accord de licence et de collaboration avec Novartis, autorisant Novartis à commercialiser Lucentis en dehors des États-Unis en échange de redevances et d'autres formes de compensation.
Par conséquent, aux États-Unis, Avastin et Lucentis ont tous deux été mis sur le marché par Genentech, de sorte que leur différenciation, bien qu'ayant été réalisée à des fins économiques, peut être considérée comme une conduite unilatérale d'un point de vue antitrust. Dans le reste du monde, Avastin et Lucentis ont été mis sur le marché dans le cadre d'une licence par deux entreprises différentes et leur différenciation pourrait facilement être source de problèmes en matière de concurrence.
Avant que Lucentis ne soit mis sur le marché en Italie, Avastin était le seul médicament disponible pour le traitement de la dégénérescence maculaire. Il a donc été prescrit par des médecins hors autorisation de mise sur le marché. Une fois mis sur le marché, Lucentis a commencé à remplacer Avastin, ce qui a entraîné une hausse des coûts pour la sécurité sociale italienne. Conformément à la législation en vigueur4, l'Agence italienne du médicament (AIFA) a interdit l'utilisation d'Avastin sans autorisation de mise sur le marché. Le gouvernement italien a tenté, en vain, de faire en sorte qu'Avastin reste accessible.
Ayant tous deux des intérêts dans la commercialisation de Lucentis, Novartis et Roche se sont entendus entre-temps pour différencier de manière artificielle les deux produits, en prétendant qu'Avastin n'était pas sûr et en faisant activement la promotion de Lucentis, qui est beaucoup plus cher. En outre, les deux entreprises ont pointé des incertitudes concernant Avastin et souligné le danger qu'il représentait s'il était utilisé alors qu'il n'était pas autorisé, dans le but de dissuader les médecins de le prescrire. Par ailleurs, Roche et Novartis ont agi de concert pour dévaloriser les résultats d'études comparatives indépendantes portant sur l'utilisation des deux médicaments, selon lesquelles Avastin et Lucentis étaient équivalents du point de vue de la sûreté.
La stratégie des deux entreprises a consisté également à tenter de modifier le résumé des caractéristiques du produit publié dans le Rapport européen public d'évaluation d'Avastin, afin d'en rallonger (en vain) la partie consacrée aux risques ophtalmiques du médicament. Toute cette stratégie visait à empêcher que l'utilisation d'Avastin sans autorisation de mise sur le marché ne soit permise, alors que beaucoup d'organisations et d'hommes politiques réexaminaient la question. En effet, la hausse des coûts pour la sécurité sociale italienne avait alors pour conséquence de restreindre l'accès des patients au traitement de la dégénérescence maculaire et d'autres pathologies du même type.
Il convient également de noter que, pendant la procédure antitrust, Roche a maintenu qu'elle était tenue de communiquer aux autorités médicales les risques ophtalmiques liés à l'utilisation d'Avastin sans autorisation de mise sur le marché qu'elle avait détectés dans le cadre de ses propres activités de pharmacovigilance. L'AGCM a considéré que ce comportement, qui s'appuyait sur une utilisation détournée de prérogatives légitimes et visait à différencier de manière artificielle Avastin et Lucentis sur la base de questions de sûreté, était constitutif de collusion illicite.
Finalement, l'AGCM a confirmé à la fois l'aspect anticoncurrentiel de l'accord et ses effets, qui ont entraîné une hausse substantielle des coûts pour la sécurité sociale italienne, comme indiqué plus haut. Compte tenu de la nature de l'accord, de l'importance des entreprises concernées et du contexte (le marché pharmaceutique) dans lequel est intervenu ce comportement anticoncurrentiel, l'AGCM a infligé une amende de 90 millions d'euros à chacune des deux entreprises.
Le gouvernement italien (au travers de la sécurité sociale italienne) a également engagé une action en justice réclamant plus d'un milliard d'euros.
1 Une licence FRAND (Fair, Reasonable And Non-Discriminatory : équitable, raisonnable et non discriminatoire) est une licence accordée sur une base équitable par le titulaire d'un droit souhaitant protéger l'utilisation de sa technologie. Dans sa politique sur les droits de propriété intellectuelle, l'ETSI (Institut européen de normalisation des télécommunications, qui protège les télécommunications en Europe) demande à ses membres de faire en sorte d'informer l'Institut sur la substance des droits de propriété considérés comme essentiels pour la normalisation et de s'engager à accorder des licences FRAND concernant ces droits. Cette politique est exposée dans le Guide de l'ETSI sur les droits de propriété intellectuelle et dans les annexes précisant la procédure d'octroi de licences dans des conditions FRAND.
2 Dans sa décision, l'AGCM note qu'à la date de publication de la décision, une injection d'Avastin conforme aux normes de sécurité coûtait 81,64 EUR et qu'une injection non conforme à ces normes coûtait 15,29 EUR, alors qu'une injection de Lucentis coûtait 902 EUR au départ de l'usine et 1 489 EUR au prix de détail.
3 Lucentis : numéro de la demande : MI2007B021920, date de la demande : 3.4.1998, numéro de publication : 0000973804, date de publication : 27.12.2006.
Avastin : numéro de la demande : MI2005B024272,
date de la demande : 3.4.1998,
numéro de publication 0001325932,
date de publication : 20.4.2005.
4 La législation en vigueur prévoit que l'utilisation sans autorisation de mise sur le marché d'un médicament est possible uniquement lorsqu'aucun médicament autorisé adapté n'est disponible sur le marché. Un médecin qui prescrit un médicament dépourvu de l'autorisation de mise sur le marché au lieu du médicament existant autorisé est responsable en cas de maladies résultant de l'utilisation du médicament dépourvu d'autorisation.