SEANCE DE TRAVAIL
La juridiction unifiée relative aux brevets
Sir David KITCHIN
Lord Justice, Cours royales de justice
Développement d'une culture judiciaire commune et métier de juge dans la juridiction unifiée du brevet
I. Introduction
1.1. Je suis invité à débattre avec vous du développement d'une culture commune et du métier de juge dans la juridiction unifiée du brevet. Je le fais avec une certaine appréhension. En effet, nombre d'entre vous possèdent une grande expérience en tant que juges, et les juges ont naturellement leur propre opinion sur ces sujets. Je vous prie donc de considérer ce qui suit uniquement comme un point de vue personnel et une base de réflexion susceptible de nourrir le débat.
1.2. L'un de nos grands juges, Lord Denning, Master of the Rolls, a raconté qu'un jour, il siégeait à la Cour d'appel avec Lord Justice Diplock. Une certaine Miss Stone est comparue devant eux. Elle présenta une requête qui fut rejetée par la Cour. Elle était assise au premier rang et avait une série de recueils de jurisprudence à portée de main. Ayant perdu son procès, elle prit un recueil et le jeta en direction de Lord Denning et Lord Justice Diplock. Il passa entre les deux. Elle prit alors un autre recueil qui passa également loin d'eux. Elle dit alors : "je suis à court de munitions". Les juges ne lui prêtèrent aucune attention. Elle espérait que les juges la mettraient en prison pour outrage au tribunal afin d'attirer davantage l'attention. Voyant qu'ils ne lui en accordèrent aucune, elle se dirigea vers la porte et quitta la salle en disant : "je félicite vos Excellences pour votre sang-froid sous le feu des projectiles".
1.3. À une autre occasion, Lord Denning eut affaire à un plaideur plus aguerri, M. Quintin Hogg, alors le Right Honourable Quintin Hogg QC, député, devenu par la suite Lord Hailsham de St Marylebone, Lord Chancelier. M. Hogg avait écrit un article dans la revue satirique Punch, où il critiquait en termes vigoureux plusieurs décisions de la Cour d'appel qui, disait-il, rendaient inopérante une loi précise. Il fut accusé d'outrage au tribunal. Son procès fut jugé devant la Cour d'appel où il était représenté par Sir Peter Rawlinson QC. L'avocat avança l'argument selon lequel l'article constituait une critique que M. Hogg avait le droit de formuler publiquement. Lord Denning se déclara d'accord avec ce point de vue. Voici ce qu'il a dit 1 :
"C'est le droit de chacun, au Parlement ou hors du Parlement, dans la presse ou dans les médias, de faire des commentaires loyaux, même s'ils relèvent du franc-parler, à propos de sujets présentant un intérêt public. Les commentateurs peuvent traiter loyalement de tout ce qui se fait devant un tribunal. Ils peuvent dire que nous nous trompons et que nos décisions sont erronées, que celles-ci soient susceptibles d'appel ou non. Nous demandons seulement que ceux qui nous critiquent aient présent à l'esprit que la nature de notre fonction nous empêche de leur répondre. Nous ne pouvons entrer dans une controverse publique, moins encore dans une controverse politique. Notre conduite par elle-même doit être notre propre justification.
Comme nous sommes exposés au feu des critiques, rien de ce qui est dit ou écrit par telle ou telle personne ne nous empêchera de faire ce que dictent les circonstances, pourvu que notre action soit pertinente par rapport au sujet en question. Le silence n'est pas une solution lorsque les choses ne sont pas faites correctement.
Pour résumer la situation : en critiquant le tribunal, M. Quintin Hogg n'en a pas moins exercé un droit incontestable. Son article comporte une erreur, cela est indubitable, mais une erreur ne saurait constituer un outrage au tribunal. Nous devons soutenir avec la plus grande vigueur le droit de M. Hogg à la critique."
1.4. Cela illustre une vérité que nous connaissons tous bien. La réputation d'un tribunal et la qualité des juges qui le composent et de leurs décisions ne dépendent pas seulement de la connaissance du droit et du règlement de procédure, même si leur importance est incontestable. En effet, les juges doivent faire preuve de bon sens, d'indépendance et d'intégrité. Ils doivent traiter de manière égale tous ceux qui comparaissent devant eux. Toutes ces qualités pèsent autant que la compétence et la diligence dont font preuve les juges dans l'exercice de leurs fonctions. Ainsi que le dit très bien M. Thomas, juge de la Cour suprême du Queensland :
"Catégorie particulière de la communauté juridique, nous constituons une élite au sein d'une profession honorable. Un pouvoir considérable nous est confié quotidiennement, dont l'exercice a des conséquences remarquables sur la vie et la situation matérielle de ceux qui comparaissent devant nous. Les citoyens ne sont pas assurés qu'eux-mêmes ou leur situation matérielle ne dépendront pas un jour de notre jugement. Aussi exigeront-ils que l'honnêteté, les capacités ou les critères personnels des détenteurs d'un tel pouvoir soient irréprochables. La continuité du système juridique, tel que nous le connaissons, passe par le maintien de normes de conduite, au tribunal et hors tribunal, propres à maintenir la confiance des citoyens et à fonder leurs attentes."2
1.5. La juridiction unifiée du brevet pose bien évidemment des défis particuliers à relever. Il s'agit d'un tribunal jusqu'alors sans équivalent. Il réunira des juges venant d'horizons très différents et aura des divisions dans de nombreux pays différents. La réalisation des objectifs de cette nouvelle juridiction exige donc de privilégier une approche commune des juges quant à leur mission. Fort heureusement, les statuts et l'Accord procurent un cadre où les systèmes nécessaires peuvent être et, je n'en doute pas, seront développés. En ce qui concerne les statuts, il incombe au Présidium d'établir des orientations relatives au programme de formation des juges et d'en superviser la mise en œuvre [article 15(3)], et d'adopter des règles appropriées en matière de formation (article 11). Plus précisément, en application de l'article 19 de l'Accord, un cadre de formation doit être institué pour améliorer et accroître les compétences dans le domaine du contentieux des brevets et assurer leur large diffusion géographique. Ce cadre doit se concentrer en particulier sur les stages, l'amélioration des aptitudes linguistiques, les aspects techniques du droit des brevets, la diffusion des connaissances et des expériences en matière de procédure civile et la préparation des candidats aux fonctions de juge. Ce cadre de formation doit aussi assurer la formation continue. À cette fin, il doit prévoir des réunions régulières afin de débattre des évolutions dans le domaine du droit des brevets et d'assurer la cohérence de la jurisprudence de la juridiction unifiée. Tous ces points sont importants. Il me semble en effet que des approches communes ne peuvent être dégagées que par des réunions et des discussions des juges sur des questions concrètes et les difficultés rencontrées.
1.6. À mon avis, cette stratégie de formation doit être évolutive. Elle doit être fondée sur les points forts des dispositifs de formation des systèmes judiciaires des pays membres participants et des organisations qui en assurent le fonctionnement. Elle doit aussi avoir, selon moi, certains objectifs primordiaux, à savoir renforcer la capacité des titulaires de postes judiciaires à exercer efficacement leurs fonctions et renforcer la confiance du public dans le système de la juridiction unifiée du brevet. Un autre élément est à prendre en considération. Cette formation doit répondre aux exigences des juges du Présidium. À mon sens, cela implique que cette formation soit, en dernier ressort, contrôlée et dirigée par les juges, et ce, à juste titre. Le concours des diverses institutions européennes, de l'Office européen des brevets, des instances universitaires et des utilisateurs est évidemment le bienvenu, et il est même essentiel. Selon moi toutefois, il incombe aux juges d'assumer la responsabilité en dernier ressort de leur juridiction et de la conduite de ses activités.
1.7. La formation des juges doit porter sur un certain nombre d'éléments différents, dont le droit matériel et la procédure. Néanmoins, le présent exposé met l'accent sur un autre aspect, tout aussi important, de toute formation judiciaire, à savoir, l'acquisition et l'amélioration des compétences judiciaires qui constituent le "métier" du juge, et le développement d'une culture commune dans l'ensemble de cette nouvelle juridiction. On peut utilement traiter de ces questions en trois rubriques : la déontologie des juges, le traitement des affaires et la gestion des juridictions, et les jugements.
II. Déontologie des juges
2.1. Les juges en activité ont tous leurs propres idées en matière de déontologie judiciaire. Il n'en reste pas moins que la juridiction unifiée du brevet doit établir ses propres normes auxquelles le public peut raisonnablement s'attendre à ce que les juges de cette juridiction adhèrent. À mon avis, ces normes fondent la culture de la nouvelle juridiction. Mais sur quoi ces normes devraient-elles porter ? Selon moi, elles doivent inclure l'indépendance judiciaire, l'impartialité, l'intégrité, une conduite appropriée, la compétence et la diligence, les relations personnelles et la partialité apparente, ainsi que les activités en dehors du tribunal. Je vais développer quelques-uns de ces points.
2.2. L'indépendance des juges et la compréhension de ce principe comme partie intégrante de la culture de chaque juge est la pierre angulaire de tout système juridictionnel, ainsi qu'une garantie vitale pour la liberté et les droits de tous les citoyens dans un État de droit. Le pouvoir judiciaire, à titre collectif et individuel, doit être indépendant, et perçu comme tel, des branches législative et exécutive de toute autorité politique, de toute institution ou de tout autre organe. Cela me semble particulièrement important s'agissant de la juridiction unifiée du brevet. Les relations entre les magistrats de la juridiction unifiée du brevet et toutes ces entités doivent être caractérisées par le respect mutuel, chacun reconnaissant le rôle propre aux autres. Les juges doivent veiller à ce que leur conduite, en public ou en privé, ne porte pas atteinte à leur indépendance institutionnelle ou individuelle. Tous ces principes figurent, quoique de manière concise, à l'article 17 de l'Accord. Les juges peuvent, bien entendu, discuter entre eux des difficultés soulevées par tout cas d'espèce ou par des matières plus générales. Toutefois, chaque juge reste en définitive responsable de sa propre décision.
2.3. L'impartialité constitue un autre fondement de tout système juridictionnel efficace. Elle impose une obligation cruciale à un juge : s'assurer que sa conduite, au tribunal et hors du tribunal, préserve et renforce la confiance du public, des professionnels et des plaideurs potentiels et effectifs, dans l'impartialité du juge en question et du système judiciaire dans son ensemble. En Angleterre, chaque juge doit prêter serment de rendre justice à toute personne sans crainte ou favoritisme, parti pris ou mauvaise volonté. L'article 6 des statuts semble envisager que les juges de la juridiction unifiée du brevet soient tenus de prêter serment également. J'ai rédigé un serment possible en me basant sur cette disposition :
"Je promets de remplir mes fonctions en toute impartialité et en toute conscience, et de ne rien divulguer du secret des délibérations de la juridiction."
2.4. Les fonctions de juge imposent aussi des limites à la conduite des juges en privé et en public, un sujet sur lequel je vais revenir. Mais, ici encore, nous devons reconnaître que l'intérêt public commande que les juges participent, dans les limites de leurs fonctions, aux vies et aux affaires de leurs communautés. Les juges doivent bien évidemment être courtois, patients, tolérants et ponctuels. Ils doivent aussi respecter la dignité de toutes les personnes qui comparaissent devant eux. Ils doivent éviter d'être inconvenants ou d'apparaître comme inconvenants dans toutes leurs activités. Ils doivent être sensibles au fait que leur responsabilité individuelle les oblige à prendre les mesures nécessaires pour préserver et perfectionner leurs connaissances et compétences nécessaires à l'exercice de leurs fonctions. Selon moi, tous ces points devraient faire partie de la formation des nouveaux juges de la juridiction unifiée du brevet afin que ceux-ci exercent leurs fonctions en tant que partie intégrante de la culture de cette nouvelle juridiction.
2.5. Selon moi, deux aspects de la conduite des juges méritent un examen particulier à ce stade. Les relations personnelles et l'apparence de partialité correspondent au premier aspect. L'article 7 des statuts reconnaît l'importance de ce point. Il précise que les juges ne peuvent connaître d'une affaire dans laquelle : a) ils sont intervenus en tant que conseils, b) ils ont été partie ou ont agi pour le compte de l'une des parties, c) ils ont été appelés à se prononcer en tant que juge ou à tout autre titre, d) ils ont un intérêt personnel ou financier ou en rapport avec l'une des parties. Cette disposition permet une très grande latitude d'interprétation, ne serait-ce que parce qu'elle n'indique pas par elle-même un principe particulier à appliquer. J'estime néanmoins que l'intention qui la motive est relativement claire. La question est de savoir si une personne sensée croirait raisonnablement que le juge ne sera pas en mesure de faire preuve d'impartialité d'esprit pour juger la question qu'il doit trancher. À titre d'exemple, un risque réel de partialité pourrait surgir s'il existe une relation personnelle ou même une animosité entre le juge et toute personne impliquée dans l'affaire ; ou si le juge a, dans une affaire antérieure, rejeté la déposition d'une personne dont la crédibilité est importante en l'espèce ; ou bien, si, pour toute autre raison, il existe des raisons réelles de douter de la capacité du juge à écarter toutes considérations n'ayant aucun rapport avec l'affaire et de juger de manière objective les questions en litige. Que faut-il faire s'il y a lieu d'émettre un doute ? Je dirais que le juge doit se récuser, mais ces questions doivent être abordées et résolues dans le contexte de la juridiction unifiée du brevet. De la même manière, le tribunal peut considérer que toute objection devant être formulée à l'encontre d'un juge ou groupe de juges particuliers doit être examinée assez tôt afin d'être prise en compte dans le cadre du traitement de l'affaire. Il en est de même si un juge a un doute quelconque sur sa situation : il vaut peut-être mieux que ce doute soit exprimé aussi tôt que possible. Toutes ces questions sont importantes et doivent être, selon moi, abordées dans le cadre de la culture et de la pratique de la juridiction.
2.6. En dernier lieu, les activités en dehors du tribunal appellent plusieurs observations. Ce point est traité en termes généraux à l'article 7 des statuts qui dispose que les juges doivent signer un engagement de respect des obligations liées à leurs fonctions. En outre, l'article 17 de l'Accord interdit aux juges siégeant de manière permanente à la juridiction d'exercer une autre activité professionnelle, sauf dérogation accordée par le Comité administratif ou si cela concerne l'exercice d'autres fonctions judiciaires au niveau national. Je vois ici encore la nécessité de donner des instructions plus complètes. Je vais en donner quelques exemples. En général, les relations avec les médias revêtent une importance particulière. En Angleterre, on conçoit que les juges doivent éviter de répondre à des critiques publiques de jugements ou de décisions, et ce, qu'ils siègent dans l'exercice de leurs fonctions ou qu'ils s'expriment en dehors du tribunal. En 2003, Lord Woolf, en tant que Lord Chief Justice, a parlé de la "convention très importante selon laquelle les juges ne discutent pas des cas individuels". Par ailleurs, l'administration de la justice et le fonctionnement du système judiciaire font l'objet de réflexion et de débats publics nécessaires et justifiés. Vraisemblablement, cela vaut en particulier pour la juridiction unifiée du brevet. Une participation appropriée des juges à un tel débat peut être souhaitable et contribuer à la compréhension par le public de l'administration de la justice et à la confiance du public dans le système de la juridiction unifiée du brevet. Selon moi, ces sujets doivent pouvoir être étudiés et développés par les juges dans le cadre de leur nouvelle culture.
III. Traitement des affaires
3.1. Cela me conduit au sujet suivant : le traitement des affaires. Je vais commencer par des principes généraux en tentant ainsi de dégager certaines questions que peut soulever la gestion quotidienne de cette nouvelle juridiction.
Quelques points d'ordre général
3.2. La proportionnalité et le traitement diligent des affaires sont au cœur du système de la juridiction unifiée du brevet. La Juridiction traite les litiges de manière proportionnée à leur importance et à leur complexité, et doit veiller à ce que les règles, procédures et recours soient utilisés de manière juste et équitable et ne faussent pas la concurrence (article 42 de l'Accord). La Juridiction traite avec diligence les affaires dont elle est saisie conformément à son règlement de procédure sans compromettre la liberté dont disposent les parties de déterminer l'objet de l'affaire et les éléments de preuve qui l'étayent (article 43). Toutes les procédures – procédure écrite, procédure de mise en état et procédure orale – sont organisées de manière souple et équilibrée (article 52).
3.3. Nous constatons ici que les juges jouissent d'un large pouvoir d'appréciation pour traiter les affaires avec diligence afin que les audiences portant sur les questions de contrefaçon et de validité interviennent dans un délai maximum d'un an. Mais qu'est-ce que cela signifie ? En premier lieu, j'estime que les juges doivent déterminer ensemble la meilleure manière d'atteindre ces objectifs. Dans les systèmes que je connais bien, le traitement diligent des affaires peut notamment inclure les aspects suivants : encourager les parties à coopérer les unes avec les autres dans la conduite de la procédure ; mettre en évidence les points en litige à un stade précoce de la procédure ; déterminer dans les meilleurs délais les points devant faire l'objet d'un examen approfondi et ceux à traiter sommairement ; décider de l'ordre de règlement des points en litige ; encourager les parties à recourir à une autre procédure de règlement des différends si le tribunal considère que cela peut être utile ; aider les parties à régler totalement ou partiellement l'affaire ; fixer un calendrier ou tout autre mécanisme quelconque de contrôle de la progression de l'affaire ; examiner les avantages probables tirés d'une mesure particulière pour savoir si cela en justifie le coût ; traiter autant d'aspects de l'affaire que possible au même moment ; traiter l'affaire dans toute la mesure du possible sans que les parties aient besoin de comparaître devant le tribunal ; et, de manière générale, formuler des instructions ayant pour objet la rapidité et l'efficacité du procès. Bien entendu, le but est de s'assurer en dernier ressort que justice soit rendue à un coût raisonnable. Toutefois, cela est souvent plus facile à dire qu'à faire. Des difficultés apparaissent lorsque l'une des parties dispose de ressources très nettement supérieures à celles de l'autre partie. Comment, par exemple, peut-on appliquer le test de proportionnalité lorsqu'une petite entreprise ayant des ressources limitées veut contester un brevet de très grande valeur détenu par un intimé disposant d'importantes ressources ?
3.4. L'expression audi alteram partem incarne un principe cher au droit naturel et familier à la plupart des systèmes juridiques. Mais dans quelle mesure le juge peut-il se dispenser d'appliquer ce principe ? Qu'en est-il des cas désespérés ? Le juge, après avoir pris connaissance des documents de l'affaire, peut-il demander aux représentants légaux de s'adresser à lui au motif de l'absence de réponse de l'une des parties sur un aspect de l'affaire ? Ce sont des questions difficiles. Il se peut que les juges adoptent actuellement des approches différentes à ce sujet.
3.5. Une autre question se pose souvent, celle de la confidentialité. Une partie peut tenir à ce que le juge dispose d'un document particulier et le lise en souhaitant toutefois que ce document ne soit pas divulgué à l'autre partie de peur que son contenu ne soit détourné. Que doit faire le juge ? Une fois encore, je me doute que la pratique varie d'un pays à l'autre. En Angleterre, les tribunaux hésitent beaucoup à tenir compte de tout document ou autre élément de preuve ne pouvant être communiqué à l'autre partie, mais les juges prennent des mesures pour s'assurer que la confidentialité est respectée sans heurter le principe qui veut que justice soit rendue. Les tribunaux anglais sont donc bien habitués à élaborer des régimes de confidentialité parfois très perfectionnés en vertu desquels, par exemple, un document ne peut être divulgué à des personnes physiques ou morales nommément désignées sous réserve d'un engagement auprès du tribunal en vertu duquel le contenu de ces documents ne sera pas utilisé à d'autres fins que celles du litige et aucune copie de ces documents ou de leur contenu ne sera faite.
3.6. Le traitement diligent des affaires peut aussi comporter ses propres problèmes. Il n'est pas rare que les juges essaient d'encourager les parties à régler leur différend, en exprimant un point de vue sur le fond de l'affaire ou, du moins, sur des points particuliers de celle-ci. Cette approche est certes louable en tant qu'objectif, mais peut inciter la partie lésée à prétendre que le juge est partial et qu'il a déjà pris sa décision. Comment le juge doit-il traiter cette situation ? Le juge connaissant bien l'affaire, le principe de proportionnalité peut l'inciter à rejeter cette prétention. D'un autre côté, les deux parties ont droit à une procédure équitable. Quel principe faut-il appliquer ? Convient-il de se demander si les circonstances dans leur ensemble conduiraient un observateur honnête et bien informé à conclure que le juge pourrait être réellement partial ? Dans quelle mesure doit-on expliquer aux parties les raisons du rejet ou de l'acceptation de cette prétention ? Ces questions sont difficiles. Ici encore, une approche commune adoptée par la nouvelle juridiction unifiée du brevet serait indubitablement la bienvenue.
3.7. Je voudrais soulever d'autres points. L'article 45 de l'Accord dispose que les débats sont publics, sauf si la juridiction décide, dans la mesure où cela est nécessaire, de les rendre confidentiels dans l'intérêt d'une des parties ou d'autres personnes concernées, ou dans l'intérêt général de la justice ou de l'ordre public. Quels principes doivent-ils être appliqués aux demandes d'audience à huis clos ? Suffit-il que les deux parties le demandent ou est-il de l'intérêt public général que les procédures juridictionnelles soient ouvertes au public ? À ce propos, qu'est-ce qui est permis dans la salle d'audience ? Les débats peuvent-ils être enregistrés ? Peut-on se servir de Twitter ? Peut-on prendre des photographies ?
3.8. Une autre question intéressante concerne le pouvoir du tribunal d'infirmer, de reconsidérer ou de modifier une décision de justice avant qu'elle ne soit exécutée. En effet, le juge peut se rendre compte qu'une décision a été prise sans considérer tel principe ou tel point de droit important, ou bien telle disposition législative, ce qui a conduit à une erreur manifeste. En revanche, cette possibilité d'infirmer une décision ne doit pas servir à compromettre l'appel en soulevant de nouveau des questions contentieuses et en permettant l'ouverture d'une nouvelle affaire. En Angleterre, les juges communiquent généralement le jugement aux parties sous forme de projet avant qu'il ne soit publié, afin que les erreurs manifestes puissent être repérées et corrigées. Toutefois, ici encore, il ne s'agit pas d'offrir aux parties le moyen de faire valoir de nouveau leurs arguments.
3.9. Autre sujet général pour finir : l'exécution des ordonnances de procédure. Je note que, en vertu de la règle 355, si une partie n'accomplit pas un acte dans le délai imparti par le règlement ou le tribunal, une décision peut être rendue par défaut. Cette règle confère manifestement tout pouvoir d'appréciation au tribunal. Elle soulève des questions intéressantes quant au moment et aux modalités de son exercice, et quant au fait de savoir si l'on doit donner à la partie défaillante la possibilité de fournir une explication à son manquement. Serait-il raisonnable, par exemple, que le tribunal rende une ordonnance dès le manquement intervenu ou faut-il informer la partie défaillante que c'est ce que le tribunal fera, le tribunal précisant par exemple dans l'ordonnance que celle-ci est définitive et que tout manquement entraînera une décision à l'encontre de la partie concernée ?
Quelques points particuliers
3.10. Cela m'amène à certains points très délicats sur lesquels je prévois que les juges de la juridiction unifiée du brevet auront beaucoup à dire. Pour les besoins de mon exposé, je n'en ai retenu que quelques-uns. Dans quelles circonstances une partie devrait-elle être autorisée à accélérer le traitement de l'affaire ? Il arrive que les deux parties le veuillent, mais parfois seulement l'une ou l'autre. Qu'est-ce qui justifie que l'on bénéficie d'une priorité ?
3.11. Je ne doute pas que le sursis à statuer sera une question très débattue. Comme je l'ai indiqué, le préambule du règlement précise que l'audience devrait avoir lieu dans un délai d'un an. On pourrait donc penser que les sursis à statuer sont contraires à ce principe de base et doivent ainsi être décidés seulement dans des circonstances exceptionnelles. Je prévois à ce stade que les tribunaux seront confrontés à la règle 118 qui traite du cas où une action en contrefaçon est en instance devant une division locale ou régionale et où soit une action en nullité oppose les mêmes parties devant la division centrale soit une opposition est pendante devant l'OEB. Dans cette situation, que signifie une forte probabilité de voir les revendications concernées jugées nulles dans la décision définitive rendue dans la procédure de nullité ? Et quand peut-on s'attendre à ce qu'une décision de l'OEB soit rendue rapidement ? On peut penser que cette règle concrétise la notion qu'un sursis à statuer ne peut être accordé que rarement. Sera-ce l'approche adoptée par la juridiction unifiée du brevet ?
3.12. Ce débat ne serait pas complet si l'on n'examinait pas la question des cas d'examen concomitant de la même affaire par la division centrale et par une division locale ou régionale ("bifurcation"). La règle 37 le permet et je voudrais insister auprès des juges de la juridiction unifiée du brevet pour qu'ils examinent en temps voulu les questions que cela est susceptible de poser et la manière dont on peut y répondre. Les défendeurs sont naturellement préoccupés par le risque de décalage temporel des injonctions, et ce, d'autant que la procédure en validité transférée à la division centrale peut avoir du retard sur l'action en contrefaçon qui continue d'être instruite par une division locale ou régionale.
3.13. La saisie et la production de documents sont aussi des sujets de grande importance à propos desquels les pratiques des États membres diffèrent nettement. Quels principes le tribunal doit-il appliquer pour décider ou non de rendre une ordonnance en vertu de la règle 192 pour la conservation des preuves ? Cette règle semble envisager une procédure comportant à la fois des éléments de l'ordonnance de saisie du droit français et de l'ordonnance de perquisition et de saisie du droit anglais. Certaines juridictions seront-elles tentées de rendre de telles ordonnances de manière courante pour remplacer la production de documents en cours de procédure, ou s'agira-t-il d'un moyen de recours exceptionnel ?
3.14. Je suis également préoccupé quant aux circonstances dans lesquelles les tribunaux peuvent considérer approprié de délivrer des injonctions sans notification (ex parte). Il s'agit d'une mesure radicale qui peut avoir des effets sérieux sur les activités professionnelles d'un défendeur, notamment si cette injonction produit des effets dans un certain nombre de pays différents. Les règles (205-212) renferment un grand nombre de détails sur les divers éléments que le tribunal doit prendre en compte pour décider d'accorder ce type d'injonction et dans l'affirmative, dans quelles conditions. Cependant, le tribunal détient un grand pouvoir d'appréciation et, pour éviter le tourisme judiciaire, il est souhaitable qu'une approche commune soit adoptée. Pour prendre un exemple simple, en Angleterre, les juges demandent toujours s'il a été notifié au défendeur que la partie adverse a sollicité une telle injonction et, si ce n'est pas le cas, pour quelle raison. Si aucune bonne raison n'est donnée, il est très peu probable que l'injonction soit accordée. La règle 211 envisage la possibilité d'exiger le dépôt d'une sûreté comme condition de la délivrance de mesures provisoires. On peut estimer que cela devrait être exigé en règle générale.
3.15. De nombreux pays (dont l'Angleterre) ne sont pas familiarisés avec la notion de juge rapporteur. Il ne fait aucun doute qu'en vertu du règlement, le juge rapporteur jouira de beaucoup de pouvoir pour déterminer le cours de la procédure, notamment en application de la règle 104, en permettant ou en refusant la divulgation de documents, de preuves factuelles, de preuves d'expert et d'expériences. Il peut sembler souhaitable qu'une partie accusée de contrefaçon soit tenue de divulguer des documents ou de fournir une description du produit ou du procédé en question, en quantité suffisante pour déterminer les questions relatives à la contrefaçon. Les preuves factuelles peuvent être importantes lorsque les connaissances objectives sont en cause ou lorsqu'il y a désaccord quant à la disponibilité de l'état de la technique ou quant au fait de savoir si un produit ou un procédé a déjà été utilisé. On peut aussi désirer une approche commune en matière de preuves d'expert. On sait qu'en Angleterre, le système d'interrogatoire et de contre-interrogatoire portant sur des questions particulières peut avoir une très grande valeur. On peut estimer que la cohérence et la prévisibilité sont aussi importantes dans ce domaine que dans d'autres.
3.16. Je voudrais en dernier lieu mentionner la possibilité d'utiliser des preuves dans d'autres procédures. On peut douter que des preuves obtenues par contrainte, en vertu de la règle 192 ou d'une autre manière, puissent être utilisées dans d'autres procédures, du moins en l'absence de bonnes raisons. Ce sont des sujets sur lesquels je prévois de nombreux débats.
IV. Jugements
4.1. La rédaction des jugements constitue le dernier sujet que je souhaite aborder. Il s'agit d'un sujet sensible. En effet, la rédaction des jugements est un exercice individuel relevant tout autant de l'art que de la science. Je crois néanmoins que l'on peut faire quelques remarques générales. Il est toujours utile de concentrer l'attention sur les questions réelles et de rédiger le jugement de manière aussi concise et claire que le permet le sujet. En Angleterre, nous ne sommes pas toujours connus pour nos jugements succincts. Aussi ferions-nous bien de garder ces mots de Blaise Pascal à l'esprit :
"Je n'ai fait celle-ci (cette lettre) plus longue (que d'habitude) que parce que je n'ai pas eu le loisir de la faire plus courte."3
4.2. En dehors des jugements brefs, il est souvent utile de rédiger en début de jugement un paragraphe résumant le jugement et d'insérer des titres. Je pense personnellement qu'il est aussi utile de tenir compte de ceux à qui le jugement est adressé. La réponse est, bien évidemment, les parties, et en particulier la partie déboutée, les avocats des parties, la Cour d'appel, les juristes chargés de transcrire le jugement dans les recueils et enfin, le grand public. Il est essentiel, selon moi, de déterminer clairement les questions qui se posent, de rendre des décisions claires et non ambigües sur chacune de ces questions, et de proposer un raisonnement rendant compte de chacune d'entre elles. En première instance, l'exposé des faits sur toutes les questions en litige est essentiel.
4.3. Il est intéressant de se demander si les jugements devraient être rendus oralement immédiatement après l'audience (ex tempore). Cela est parfois important, par exemple en situation de grande urgence. Toutefois, même dans ce genre de situation, de nombreux juges estiment utile que le jugement soit structuré au moment où il est rendu. En Angleterre, un juge doit tenir compte des demandes de correction concernant des questions de fait, de droit ou de compréhension qui lui sont soumises après le jugement. En revanche, l'affaire ne peut pas être plaidée de nouveau. On a toujours la possibilité de vérifier la transcription du jugement et d'en faire modifier le contenu, peut-être même de façon très substantielle, pour des questions de clarté, mais on ne peut manifestement pas changer le résultat du jugement.
V. Conclusion
5.1. Incontestablement, le succès de la juridiction unifiée du brevet dépendra en grande partie de la manière dont ses utilisateurs la percevront. Il est essentiel que la juridiction soit perçue comme rendant des décisions cohérentes et de grande qualité à un coût raisonnable. Le présent exposé pose un certain nombre de questions sur des sujets susceptibles de soulever des craintes légitimes chez les utilisateurs potentiels de la juridiction. À n'en pas douter, de nombreuses autres questions se posent également. Elles illustrent, selon moi, combien il importe que les juges de cette nouvelle juridiction œuvrent ensemble à la mise en place d'approches cohérentes, fiables et transparentes concernant l'exercice des compétences et le pouvoir d'appréciation très étendus qui leur seront conférés. C'est une occasion exaltante pour nous de mettre en place un système jamais égalé jusqu'alors.